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mains sur la tête ; alors Valodia jeta son canif et, tout rougissant encore, il se serra contre sa mère. Évidemment, elle n’avait rien remarqué. Valodia en fut bien aise ; il avait honte pourtant, il se sentait pris en faute.


Sur la table ronde, au milieu de la salle à manger, le samovar chante sa douce chanson familière. Sur la nappe blanche, sur les tentures sombres, la suspension répand comme une somnolence vague.

Pensive, Mme Lovlev incline sur la table son joli visage pâle. Valodia tient ses coudes sur la nappe et remue sa cuiller dans son verre. De petits filaments visqueux courent dans le thé ; d’imperceptibles bulles d’air montent à la surface. La petite cuiller d’argent tinte faiblement…

Mme Lovlev se verse une tasse de thé ; l’eau bouillante jaillit avec un bruit très doux…

Sur la soucoupe, sur la nappe, l’ombre de la petite cuiller, à peine distincte dans le thé, se projette nettement. Volodia l’examine avec attention : elle ne se confond pas avec les autres ombres produites par les petits filaments visqueux et les imperceptibles bulles d’air ; elle lui rappelle quelque chose, semble-t-il ; quoi ? il ne saurait le dire lui-même. Il la penche, la fait tourner, la fait glisser entre ses doigts ; l’ombre ne se précise en aucun objet connu.

— Et pourtant, pense-t-il, ce n’est pas avec les doigts seulement qu’on peut faire des ombres. On peut en faire avec tout ; il n’y a qu’à trouver la manière.

Et, dans son obstination, il suit sur les murs les ombres du samovar, des chaises, de la tête de sa mère, sur la table celles des tasses, des verres, des soucoupes, anxieux de trouver à ces ombres quelque ressemblance avec des objets connus. Sa mère lui parle ; il l’écoute à peine.

— Et Alexis Sitnikov ? demande-t-elle ; comment travaille-t-il maintenant ?

Valodia, à ce moment, considérait l’ombre du petit pot à lait. Il tressaillit.

— Un chat, s’écria-t-il.

— Mais tu dors tout à fait, Valodia, reprit sa mère étonnée. Quel chat ?

Valodia rougit.

— Je ne sais à quoi je pensais, fit-il. Pardonne-moi, petite mère, j’avais mal entendu.


Le lendemain soir, un peu avant l’heure du thé, Valodia se remit aux ombres. Il eut beau faire, étendre et disposer ses doigts en cent façons, il ne put réaliser celle qu’il cherchait.

Il était si absorbé qu’il n’entendit pas les pas de sa mère. Le grincement de la porte qui s’ouvrait le fit sursauter ; il glissa la brochure dans sa poche et se détourna du mur d’un air gêné. Mais sa mère avait vu le mouvement de ses mains ; une inquiétude traversa ses grands yeux.

— Que faisais-tu, Valodia ? Qu’as-tu caché ?

— Rien, rien du tout, bredouilla l’enfant, tout rouge et se dandinant gauchement sur ses jambes.

Mme Lovlev s’imagina que Valodia voulait fumer et qu’il cachait une cigarette.

— Valodia, lui dit-elle d’une voix effrayée, montre-moi tout de suite ce que tu as caché.

— Mais, maman, je t’assure…

— Vas-tu m’obliger à te fouiller ?

Valodia rougit plus fort et sortit la brochure de sa poche.

— Tiens ! dit-il, en la tendant à sa mère.

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

— Eh bien, expliqua Valodia, ce sont de petits dessins, vois-tu ? et ici des ombres. J’essayais de les faire sur le mur, mais rien ne venait.

— Mais pourquoi te cachais-tu ? dit Mme Lovlev rassurée. Voyons un peu ces ombres, montre-les-moi.

Valodia n’osa pas désobéir.

— Celle-ci, c’est la tête d’un monsieur chauve ; celle-ci, une tête de lièvre.

— Et voilà comment tu fais tes devoirs ! dit Mme Lovlev.

— Oh ! maman, ça m’a pris si peu de temps.

— Oui, oui, si peu de temps, je connais cela. Alors pourquoi rougis-tu, mon chéri ? Allons, calme-toi ; je sais que tu es un bon garçon et que tu feras tes devoirs tout de même.

Mme Lovlev passa ses doigts dans les cheveux courts de son fils. Tout rouge encore de confusion, Valodia se jeta en riant dans ses bras…

Elle sortit ; et longtemps Valodia demeura immobile, très penaud. On l’avait surpris à une occupation dont il se serait moqué tout le premier, si quelque camarade se fût trouvé à sa place.

Il se considérait lui-même comme un petit garçon sérieux, intelligent, et ce jeu, après tout, était bon tout au plus pour amuser des filles.

Il relégua la brochure aux ombres tout au fond du tiroir de sa table de travail ; et, de toute une semaine, il n’y jeta pas même les yeux. C’est à peine si le souvenir des ombres surgit à son esprit.

Une ou deux fois, peut-être, le soir, comme il passait d’un devoir à un autre, il lui arriva de sourire en se rappelant la tête de la femme au chapeau bicorne ; une autre fois encore, il ouvrit le tiroir pour en tirer la brochure ; mais sur l’heure il se rappela comme il avait été surpris par sa mère, et, rougissant de honte, il se remit au travail.


Valodia et sa mère habitaient, tout au bout d’un chef-lieu de gouvernement, une petite maison qui