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leur appartenait. Il y avait neuf ans déjà que Mme Lovlev était veuve. Bien qu’elle eût maintenant trente-cinq ans passés, elle s’était conservée jeune et jolie encore. Valodia l’aimait tendrement. Elle ne vivait que pour son fils, avait appris pour lui le grec et le latin, partageait ses joies comme ses peines. Nature douce et affectueuse, elle jetait sur le monde le regard un peu craintif de ses grands yeux brillants ; son beau visage était très pâle.

Ils n’avaient qu’une unique servante, Prascovie, veuve d’un ouvrier de la ville, très forte, un vrai gendarme, l’air revêche ; elle n’avait que quarante-cinq ans ; mais elle était maussade et silencieuse comme une centenaire.

Quand Valodia considérait son austère visage, immobile comme s’il eût été de pierre, il aurait bien voulu savoir où allaient ses pensées alors que, par les longs soirs d’hiver, assise dans sa cuisine, elle tricotait, agitant, d’un même mouvement de ses doigts osseux, les froides aiguilles d’acier, laissant échapper de ses lèvres sèches des paroles que nulle oreille ne percevait… Était-ce à son mari qu’elle pensait, à son mari l’ivrogne, ou à ses enfants morts en bas âge, ou à l’abandon de sa vieillesse solitaire ?…

Qu’il était triste ce visage de pierre, et sévère, désespérément !…


C’est un long soir d’automne. Dehors, pluie et vent.

La lampe brûle, indifférente, ennuyée.

Accoudé sur sa table, le corps penché vers la gauche, Valodia considère le mur blanc de la chambre, le store blanc de la fenêtre.

Il ne distingue même pas les fleurs pâles des tentures… Tout est blanc…

C’est à peine si l’abat-jour blanc intercepte les rayons de la lampe, laissant toute la partie supérieure de la chambre dans une sorte de demi-lumière.

Valodia élève en l’air sa main droite. Sur le mur, au-dessus de la ligne marquée par l’abat-jour, une forme très longue apparaît, à peine dessinée, indistincte…

Ombre d’ange qui s’envole dans les cieux loin de ce monde de perversité, loin de ce monde d’affliction ; ombre transparente aux larges ailes ouvertes, à la tête tristement inclinée sur la poitrine…

Cet ange n’emporte-t-il pas, dans ses mains délicates, on ne sait quel mystérieux trésor dont le monde n’a pas voulu ?…

Valodia respire avec peine. Paresseusement sa main retombe. Il détourne sur ses livres ses yeux pleins d’ennui.

C’est un long soir d’automne… Dans la chambre tout est blanc… Dehors la pluie tombe, le vent pleure…

Pour la seconde fois, Mme Lovlev a surpris Valodia à faire des ombres. Cette fois-là, c’était la tête de bœuf, très réussie vraiment : l’animal tendait le cou, semblait mugir.

Mme Lovlev prit fort mal la chose.

— C’est comme cela que tu travailles ! lui dit-elle d’un ton de reproche.

— Oh ! maman, je ne faisais que commencer, répondit timidement Valodia.

— Si au moins tu attendais d’être en récréation, continua Mme Lovlev. Voyons, tu n’es plus un enfant. N’as-tu pas honte de perdre ton temps à de pareilles niaiseries ?

— Petite mère, je ne le ferai plus.

— Et tu t’abîmes les yeux.

— Je ne le ferai plus, je t’assure.

Valodia n’eût pas demandé mieux que de tenir sa promesse ; mais comment résister à la tentation ? Ces ombres, il les aimait ; et parfois, quand il peinait à quelque devoir ennuyeux, un désir lui venait, irrésistible, de reprendre le jeu défendu.

Certains soirs il s’y oubliait des heures entières, négligeant devoirs et leçons ; il lui fallait ensuite, pour regagner le temps perdu, prendre sur son sommeil.

Il était parvenu à inventer des figures nouvelles. Ces figures, elles vivaient sur la muraille ; et parfois il lui semblait qu’elles lui parlaient.

Valodia avait toujours été un enfant rêveur.


C’est la nuit. Dans la chambre, l’obscurité est profonde. Valodia est couché, mais il ne dort pas. Étendu sur le dos, il regarde au plafond.

Un homme passe dans la rue avec une lanterne. Voilà son ombre sur le plafond, au milieu des taches de lumière rouge projetées par la lanterne. La lanterne tremble aux mains du passant ; l’ombre se balance, inégale, vacillante.

Valodia a peur ; une angoisse l’étreint. Brusquement, il tire sa couverture sur sa tête, et, tremblant, il se couche sur le côté droit ; il songe…

Il a chaud ; il est bien. De douces rêveries le bercent, rêveries naïves, les mêmes qui, le soir, le visitent dans son lit avant qu’il ne s’endorme.

Souvent, quand il se couche, il est pris de terreurs folles ; il lui semble qu’il est redevenu tout petit, très faible. Il se cache dans ses oreillers. Un besoin de tendresse naît en lui, de douces caresses… Oh ! comme il voudrait alors embrasser sa mère, et se serrer contre elle, tout près, tout près…


C’est un gris crépuscule qui s’épaissit. Les ombres se fondent. Valodia est triste.

Mais voici qu’on apporte la lampe… La lumière se répand sur le drap vert de la table. De jolies ombres très vagues glissent sur le mur.