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Valodia s’anime ; un afflux de joie monte jusqu’à son cœur. Vite, il tire la brochure de sa cachette.

Le bœuf mugit… La femme au grand chapeau bicorne éclate d’un rire sonore… Comme ils sont méchants, les gros yeux ronds du monsieur chauve !…

Et puis d’autres ombres encore, de celles qu’il a trouvées tout seul.

La steppe. Un mendiant chemine, la besace à l’épaule. N’entendez-vous pas sa chanson de route, traînante, si plaintive ?…

Valodia sourit, et son sourire est triste.


— Valodia, c’est la troisième fois que je te surprends avec cette brochure. Qu’est-ce que cela signifie, de passer ainsi des soirées entières à jouer avec ses doigts ?

Valodia, comme un coupable pris en faute, reste debout près de la table ; il tourne et retourne la brochure dans ses doigts moites et brûlants.

— Donne-la-moi, lui dit sa mère.

Valodia obéit. Mme Lovlev prend la brochure et sort sans rien dire. Valodia s’assied devant ses cahiers.

Il s’en veut à lui-même d’avoir fait de la peine à sa mère ; il lui en veut à elle de lui avoir pris la brochure ; et il se sent humilié d’en être arrivé là. Il est irrité contre sa mère, et cette irritation lui fait mal ; il a honte de cette irritation et il ne peut la vaincre ; et ce sentiment de honte l’exaspère encore davantage.

— Eh bien, tant pis ! pense-t-il. Je m’en passerai, de la brochure !

Il sait depuis longtemps toutes les figures par cœur ; s’il se sert encore des images, c’est pour être plus sûr ; mais il pourra s’en passer.


Mme Lovlev a emporté la brochure dans sa chambre. Elle la tient ouverte et réfléchit.

— Mais que peut-il donc y avoir là de si attrayant ? se demande-t-elle. C’est un enfant intelligent, une excellente nature. Comment a-t-il pu se laisser prendre à ces niaiseries ? Car ce sont des niaiseries, et pas autre chose ! Et pourtant, si ?…

Une peur inexplicable naissait en elle, une sorte de défiance hostile de ces petits dessins noirs.

Elle se leva, alluma une bougie et, la brochure grise à la main, s’approcha du mur. Une angoisse l’arrêta.

— Non, c’est trop fort, à la fin ! J’en aurai le cœur net ! Et, de la première à la dernière, elle reproduisit les ombres figurées dans la brochure.

Patiente, attentive, obstinée, elle croisait les mains, disposait les doigts, recommençant jusqu’à ce qu’elle obtint l’image désirée. La peur vague, qu’elle s’efforçait de dominer, croissait en elle, la grisait. Ses mains tremblaient ; terrifiée par les mystères de la vie, sa pensée courait au-devant des douleurs certaines…

Tout à coup, elle entendit les pas de son fils ; elle tressaillit, cacha la brochure et souffla la bougie.

Valodia entra ; mais il s’arrêta près de la porte, gêné par le regard sévère que sa mère, debout devant le mur, l’air égaré, avait jeté sur lui.

— Que veux-tu ? lui demanda-t-elle d’une voix mal assurée.

Valodia crut comprendre ; mais bien vite il chassa de son esprit cette absurde supposition, et c’est du ton le plus naturel qu’il répondit à sa mère.


Valodia sorti, Mme Lovlev, plusieurs fois, traversa la pièce de long en large. Elle remarqua que son ombre la suivait sur le plancher, et, chose étrange, pour la première fois de sa vie, elle en ressentit une gêne. L’idée que son ombre était là, toujours présente, ne quittait plus son esprit ; et cette idée lui faisait peur ; et cette ombre, qui partout la suivait, elle s’efforçait de ne la point voir.

Mais l’ombre se glissait derrière elle, semblait la narguer. Elle essaya de penser à autre chose ; peine perdue.

Brusquement, elle s’arrêta, pâle, égarée.

— Eh bien, oui, c’est mon ombre ; eh bien ! après, après ? s’écria-t-elle tout haut, frappant du pied avec impatience.

Mais au même instant, elle sentit ce qu’il y avait de ridicule à crier ainsi, à frapper du pied. Elle se calma.

Elle s’approcha de la glace : son beau visage était plus pâle encore que de coutume, et ses lèvres tremblaient d’une colère apeurée.

— C’est nerveux, pensa-t-elle. Si je ne prends pas le dessus, je me détraquerai complètement…


Le soir vient ; Valodia est plongé dans ses rêveries.

— Allons faire une petite promenade, lui dit sa mère.

Mais, dans la rue aussi, partout, il y a des ombres, — les ombres du soir, mystérieuses, insaisissables ; elles parlent, ces ombres, murmurant des choses familières, et si tristes, si tristes !

Dans le ciel brumeux, quelques étoiles apparaissent, mais combien lointaines, combien étrangères à Valodia et aux ombres qui l’entourent ! Valodia veut faire plaisir à sa mère : il songe aux étoiles, — aux étoiles dont la lumière douce ne produit point d’ombre.

— Maman, dit-il, sans remarquer qu’il coupe la parole à sa mère, — comme c’est dommage qu’on ne puisse pas monter jusqu’aux étoiles !

— Oh ! il ne faut pas le regretter, répond-elle. Nous ne sommes bien que sur la terre ; là-haut, là-haut, sait-on ce que ce serait ?

— Et comme elles éclairent peu ! Mais c’est tant mieux !