Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/201

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Au bout d’un moment il passa sa main sur son front et sur ses yeux en se détournant.

— Je n’aurais pas du venir, dit-il.

— Pourquoi pas, Tonio Kröger ?

— Je viens de quitter mon travail, Lisaveta, et ce qu’il y a dans ma tête est exactement comme ce qu’il y a sur cette toile. Un canevas, une pâle ébauche barbouillée de corrections, et quelques taches de couleur, voilà : et je viens ici et je retrouve la même chose. Et je retrouve aussi le même conflit, la même contradiction qui me tourmente chez moi, dit-il en humant l’air. C’est bizarre. Quand une pensée s’empare de vous, on la trouve exprimée partout. On la flaire même dans le vent : l’odeur du fixatif et les parfums printaniers n’est-ce pas ? L’art et… comment appeler l’autre chose ? Ne dites pas « la nature », Lisaveta, car « la nature » n’épuise pas. Non vraiment, j’aurais mieux fait d’aller me promener quoiqu’il ne soit pas certain que je m’en serais mieux trouvé. Il y a cinq minutes, tout près d’ici, j’ai rencontré un collègue, Adalbert, le romancier. « Maudit soit le printemps ! m’a-t-il dit de sa manière agressive. C’est la plus affreuse des saisons. Pouvez-vous concevoir une idée raisonnable, Kröger, pouvez-vous travailler avec calme à aiguiser le plus petit trait, à obtenir le moindre effet, quand tout votre sang fourmille d’une façon indécente, et qu’une masse de sensations déplacées vous agitent, qui, sitôt que vous les scrutez, se révèlent complètement vulgaires et inutilisables ? Pour ma part, je m’en vais au café. C’est un terrain neutre que n’affectent pas les changements de saisons, voyez-vous, il représente, pour ainsi dire, la sphère distante et supérieure de la littérature où il ne peut vous venir que des idées nobles. » Et il alla au café ; et peut-être que j’aurais bien fait d’aller avec lui.

Lisaveta s’amusait.

— Pas mal, Tonio Kröger. Le sang qui fourmille d’une façon indécente, n’est pas mal. Et il a raison dans une certaine mesure, car vraiment le printemps n’est pas particulièrement favorable au travail. Mais maintenant faites attention. Je termine encore tout de même cette petite chose-là, ce petit trait ou ce petit effet, comme dirait Adal-