Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/216

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ment de déterminer un peu son rang, de le situer dans la hiérarchie sociale, et de lui assigner une place dans leur considération, sans toutefois parvenir à un résultat satisfaisant : en raison de quoi ils se décidèrent pour une politesse modérée. Un sommelier, un homme à l’air doux, avec des favoris blonds couleur de pain, un habit luisant de vieillesse et des chaussures silencieuses, ornées de rosettes, le conduisit au second étage, dans une chambre meublée proprement et à l’ancienne mode.

Derrière les fenêtres, dans le demi-jour, s’étendait une vue pittoresque et moyen-âgeuse sur des cours, des pignons et les masses bizarres des églises, dans le voisinage desquelles l’hôtel se trouvait. Tonio Kröger resta un moment debout devant cette fenêtre ; puis il s’assit les bras croisés sur le vaste sofa, fronça les sourcils et se mit à siffloter.

On apporta de la lumière et son bagage arriva. Le sommelier à l’air doux posa avec indifférence le bulletin d’arrivée sur la table, et Tonio Kröger y traça, la tête penchée de côté, quelque chose qui ressemblait à son nom, son état et son origine. Ensuite il commanda un repas et continua, du coin de son sofa, à regarder dans le vide. Lorsque la nourriture fut devant lui, il demeura longtemps sans y toucher, prit enfin quelques bouchées, et se promena pendant une heure en long et en large, s’arrêtant parfois et fermant les yeux. Puis il se déshabilla avec des gestes lents, et se coucha. Il dormit longtemps, en proie à des rêves embrouillés et pleins de regrets et d’aspirations étranges.

Lorsqu’il se réveilla, il vit sa chambre inondée de lumière. Dérouté, il se hâta de se remémorer où il était et se leva pour ouvrir les rideaux. Le bleu déjà un peu pâle d’un ciel de fin d’été, était traversé de minces lambeaux de nuages effilochés par le vent, mais le soleil brillait sur sa ville natale.

Il mit encore plus de soin que de coutume à sa toilette, se lava et se rasa de son mieux, et se fit aussi frais et aussi net que s’il avait eu l’intention de rendre visite à des gens corrects et distingués, sur lesquels il se fût agi de produire une impression d’élégance irréprochable ; et pendant qu’il était occupé à s’habiller, il entendait les battements anxieux de son cœur.