Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/217

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Comme il faisait clair dehors ! Il se serait senti plus à son aise si, de même qu’hier, le crépuscule avait assombri les rues ; maintenant il lui fallait passer sous les yeux des gens, dans la brillante lumière du soleil. Allait-il tomber sur des connaissances, être arrêté, interrogé, et obligé de raconter comment il avait passé ces treize années ? Non, Dieu soit loué, plus personne ne le reconnaissait, et ceux qui se souvenaient de lui, ne le reconnaîtraient pas, car il avait vraiment un peu changé pendant tout ce temps. Il se considéra attentivement dans le miroir, et soudain il se sentit plus en sûreté derrière son masque, derrière son visage prématurément usé, qui paraissait plus vieux que son âge… Il fit venir le déjeuner et sortit ensuite, sortit sous les regards estimateurs du portier et du beau monsieur en noir, à travers le vestibule et entre les deux lions, jusqu’à l’air libre.

Où allait-il ? Il ne savait pas. C’était comme hier. À peine se vit-il de nouveau environné de cet assemblage étrangement vénérable et immémorialement familier de pignons, de tourelles, d’arcades, de fontaines, à peine sentit-il de nouveau sur son visage la poussée du vent, du vent fort qui portait avec lui un délicat et acre arôme de rêves lointains, qu’une sorte de voile, de tissu nébuleux entoura ses sens… Les muscles de son visage se détendirent ; avec un regard apaisé, il considéra les hommes et les choses. Peut-être que là-bas, à ce coin de rue, il se réveillerait…

Où allait-il ? Il lui semblait qu’il y avait un rapport entre la direction qu’il prenait et ses étranges rêves nocturnes, si tristes et pleins de regrets… C’est au marché qu’il allait, en passant sous les voûtes de l’hôtel de ville, où les bouchers pesaient leurs marchandises avec des mains sanglantes, à la place du marché où se dressait, pointue et fouillée, la haute fontaine gothique. Là, il s’arrêta devant une maison étroite et simple, semblable à beaucoup d’autres, avec un pignon arqué et ajouré, et se perdit dans sa contemplation. Il lut le nom inscrit sur la porte et laissa son regard reposer un instant sur chaque fenêtre, puis il se détourna lentement pour s’en aller.