Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/22

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se livrait avec tant d’ardeur et de joie à ce qu’elle faisait, et ne prenait pas garde à lui. Une admirable poésie de Storm lui vint à l’esprit : « J’aimerais dormir, mais tu dois danser. » Et il souffrit de l’humiliante absurdité qu’il y avait à être obligé de danser alors qu’on aime.

« Premier couple en avant ! » dit Monsieur Knaak, car on commençait une nouvelle figure. « Compliments ! Moulinet des dames ! Tour de main ! » et nul ne peut décrire la grâce avec laquelle il avalait le e muet du « de ».

« Deuxième couple en avant ! » C’était au tour de Tonio Kröger et de sa danseuse. « Compliments ! » Tonio Kröger s’inclina. « Moulinet des dames ! » et Tonio Kröger, la tête basse et les sourcils froncés, plaça sa main sur celles des quatre dames, sur celle de Inge Holm, et dansa le « moulinet ».

Des murmures et des rires s’élevèrent alentour. M. Knaak prit une pose de ballet qui exprimait une horreur stylisée. « Ah ! malheur, s’écria-t-il. Arrêtez, arrêtez ! Kröger s’est fourvoyé parmi les dames ! En arrière, Mademoiselle Kröger, en arrière, fi donc ! tout le monde a compris sauf vous. Oust, filez, reculez ! » Et il tira son mouchoir de soie jaune et se mit à l’agiter devant Tonio Kröger pour le chasser vers sa place.

Tout le monde rit, les jeunes gens, les jeunes filles et les dames derrière la portière, car M. Knaak avait fait de l’incident une chose par trop comique, et l’on s’amusait comme au théâtre. Seul M. Heinzelmann attendait, avec un visage sec d’homme d’affaires, qu’on lui fit signe de continuer, car il était endurci aux simagrées de M. Knaak.

Après cela on reprit le quadrille, et après cela il y eut un entr’acte. La femme de chambre entra, accompagnée du tintement d’un plateau chargé de boissons rafraîchissantes, et la cuisinière s’avança dans son sillage avec une cargaison de plum-cake. Mais Tonio Kröger se glissa hors du salon, gagna furtivement le corridor, et alla se placer les mains derrière le dos, devant une fenêtre dont les jalousies étaient baissées, sans songer que l’on ne pouvait rien voir à travers, et qu’il était par conséquent ridicule de rester devant, et de faire comme s’il regardait dehors.