Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/23

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Mais c’est en lui-même qu’il regardait, en lui-même où il y avait tant de chagrin et de douloureuse aspiration. Pourquoi, pourquoi était-il ici ? Pourquoi n’était il pas assis dans sa chambre, près de la fenêtre, à lire Immensee en regardant de temps à autre dans le jardin assombri par le soir, où grinçait lourdement le vieux noyer. Là, il aurait été à sa place. Bon pour les autres de danser de tout leur cœur et sans se tromper… Et pourtant, non, non, sa place était ici où il se sentait dans le voisinage d’Inge, alors même qu’il se tenait seul, loin d’elle, essayant de distinguer au milieu du brouhaha des conversations, des tintements de verres et des rires, sa voix où vibrait toute la chaleur de la vie. Oh ! tes yeux bleus, longs et rieurs, blonde Inge ! On ne peut être beau et enjoué comme toi que quand on ne lit pas Immensee et que l’on n’essaye jamais d’écrire soi-même rien de pareil. Voilà le malheur !…

Elle devait venir ! Elle devait remarquer qu’il n’était plus là, et sentir ce qui se passait en lui, elle devait le suivre sans bruit, mettre sa main sur son épaule et dire : « Viens, rentre avec nous, sois content, je t’aime ». Et il tendit l’oreille derrière lui, et attendit avec une anxiété déraisonnable qu’elle vînt. Mais elle ne vint nullement. Ces choses-là n’arrivent pas sur la terre.

Avait-elle ri de lui, elle aussi, comme les autres ? Oui, elle avait ri, si volontiers qu’il l’eût nié pour l’amour d’elle et de lui-même. Et pourtant ce n’était que parce qu’il était si absorbé par sa présence qu’il avait dansé le « moulinet des dames ». Et qu’est-ce que cela pouvait faire ? L’on cesserait peut-être un jour de rire ! Est-ce qu’un journal n’avait pas dernièrement accepté une poésie de lui, encore que ce journal eût cessé de paraître avant que la poésie pût être imprimée ? Vienne le jour où il serait célèbre, où tout ce qu’il écrirait serait publié ; et alors on verrait si cela ne ferait pas d’impression sur Inge Holm… Non, cela ne ferait aucune impression sur elle, voilà la vérité. Sur Magdalena Vermehren, celle qui tombait toujours, oui, mais jamais sur Inge Holm, sur la joyeuse Inge aux yeux bleus, jamais. Et alors à quoi bon ?..

Le cœur de Tonio Kröger se serra douloureusement à cette pensée. Sentir s’agiter et se jouer en soi des forces