Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/25

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pouvoir d’accomplir à sa manière dans le monde une quantité de choses remarquables.

Et il fit avec précaution le tour de l’autel où brûlait la chaste et pure flamme de son amour ; il s’agenouilla devant, l’attisa et la nourrit de toutes les façons, parce qu’il voulait être fidèle. Et, au bout de quelque temps, sans qu’on y prît garde, sans tapage et sans éclat, elle s’éteignit tout de même.

Mais Tonio Kröger se tint encore un certain temps devant l’autel refroidi, étonné et déçu que la fidélité ne fût pas possible sur la terre. Puis il haussa les épaules et s’en alla.


III

Il suivit le chemin qu’il devait suivre, d’un pas indolent et irrégulier, en sifflotant et en regardant au loin, la tête inclinée de côté, et s’il fit fausse route, c’est que pour certains êtres il n’existe pas de véritable chemin.

Quand on lui demandait ce qu’il pensait devenir, il donnait des réponses variables, car il avait coutume de dire (et il l’avait déjà noté) qu’il portait en lui les possibilités d’une quantité d’existences, jointes à la conscience secrète qu’elles étaient au fond de pures impossibilités.

Déjà avant qu’il quittât la ville aux murailles resserrées où il était né, les chaînes et les liens par lesquels elle le retenait s’étaient doucement relâchés. La vieille famille des Kröger s’était peu à peu émiettée et désagrégée, et les gens avaient des raisons de considérer la manière d’être particulière de Tonio Kröger comme un indice de cet état de choses. La mère de son père, la doyenne de la famille, était morte, et peu après son père, le long monsieur pensif, vêtu avec soin, qui portait toujours une fleur des champs à la boutonnière, mourut aussi. La grande demeure des Kröger fut mise en vente avec tout son vénérable passé, et la maison de commerce cessa d’exister. Quant à la mère de Tonio, sa belle et ardente maman qui jouait si merveilleusement du piano et de la mandoline,