Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/26

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et à qui tout était complètement indifférent, elle se remaria au bout d’un an, cette fois avec un musicien, un virtuose qui portait un nom italien et qu’elle suivit dans les lointains bleus. Tonio Kröger trouva cela un peu léger ; mais était-il qualifié pour l’en empêcher ? Il écrivait des vers et ne pouvait pas même dire ce qu’il pensait devenir…

Et il quitta la tortueuse ville natale, et ses pignons autour desquels le vent humide sifflait, il quitta le jet d’eau et le vieux noyer, les confidents de sa jeunesse ; il quitta aussi la mer qu’il aimait tant, et il n’en éprouva aucune tristesse. Car il était devenu grand et raisonnable, il avait pris conscience de lui-même, et il était plein de raillerie pour l’existence lourde et mesquine qui l’avait si longtemps retenu captif.

Il se livra tout entier à la puissance qui lui apparaissait comme la plus élevée sur terre, au service de laquelle il se sentait appelé, qui lui promettait la grandeur et la réputation : la puissance de l’esprit et de la parole qui règne en souriant sur la vie inconsciente et muette. Il se donna à elle avec sa juvénile passion ; elle le récompensa par tout ce qu’il est en son pouvoir de donner, et lui prit impitoyablement tout ce qu’elle a coutume de prendre en échange.

Elle aiguisa son regard et lui fit percer à jour les grands mots qui gonflent les poitrines des hommes, elle lui ouvrit l’âme des autres et la sienne propre, le rendit clairvoyant, lui montra l’intérieur du monde, et ce qui se trouve tout au fond, sous les actions et les paroles. Et ce qu’il vit fut ceci : ridicule et misère — misère et ridicule.

Alors vint, avec le tourment et l’orgueil de la connaissance, la solitude, parce qu’il lui était impossible de demeurer dans la société des gens candides, à l’âme insouciante et obscure, et que le signe qu’il portait sur son front les troublait. Par contre, il trouvait une joie de plus en plus douce dans la poursuite du mot et de la forme, car il avait coutume de dire (et il l’avait aussi noté) que la connaissance de l’âme mènerait infailliblement à la mélancolie, si le plaisir que donne la recherche de l’expression ne nous maintenait alerte et gai.

Il vivait dans de grandes villes et dans le Midi, dont le soleil, espérait-il, ferait mûrir son art d’une façon plus