Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/490

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Puis il les chercha encore une fois des yeux, eux, Hans et Ingeborg, et s’en alla ; il quitta la véranda et le bal et monta dans sa chambre.

Il était grisé par cette fête à laquelle il n’avait pas pris part, et malade de jalousie. Cela s’était passé comme autrefois, tout à fait comme autrefois ! Il était resté debout dans un coin obscur, le visage brûlant, souffrant à cause de vous, beaux êtres blonds, de vous, les vivants, les heureux, puis il s’en était allé solitaire ! Mais maintenant quelqu’un devait venir ! Ingeborg devait venir, elle devait remarquer qu’il n’était plus là, elle devait le suivre sans bruit, lui mettre la main sur l’épaule et lui dire : « Viens, rentre avec nous ! Sois content ! Je t’aime !… » Mais elle ne vint nullement. Rien de ce genre ne se produisit. Oui, c’était comme jadis, et comme jadis il était heureux. Car son cœur vivait. Mais, pendant tout le temps où il était devenu ce qu’il était aujourd’hui, qu’est-ce qui avait existé ? L’engourdissement, le vide, un froid de glace ; et l’esprit ! Et l’art !…

Il se déshabilla, se coucha, éteignit la lumière. Il murmura deux noms dans son oreiller, ces quelques syllabes du Nord, aux consonances chastes qui symbolisaient pour lui sa manière propre et fondamentale d’aimer, de souffrir, d’être heureux, qui évoquaient la vie, le sentiment simple et profond, la patrie. Il repassa en imagination les années écoulées depuis son départ jusqu’à ce jour. Il pensa aux tristes aventures des sens, des nerfs et de la pensée qu’il avait vécues ; il se vit dévoré par l’ironie et la réflexion, vidé et paralysé par la connaissance, à demi consumé par la fièvre et les frissons de l’activité créatrice, sans consistance et tiraillé, au milieu des tourments de conscience, entre les tendances les plus extrêmes, entre la sainteté et la sensualité, raffiné, appauvri, épuisé d’exaltations froides et facticement provoquées, égaré, ravagé, torturé, malade — et il sanglota de repentir et de nostalgie.

Autour de lui tout était silencieux et sombre. Mais d’en bas lui parvenait assourdi et berceur, le rythme à trois temps, doux et vulgaire, de la vie.