Page:Revue de Paris, 24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moments même l’horizon indistinct ne se prêtait guère à des observations précises. Un linceul gris couvrait le monde. Les nuages étaient gris ; les grandes lames qui couraient rapides, d’un gris de plomb ; leurs crêtes fumantes, une écume grise ; les rares albatros eux-mêmes étaient gris, comme le semblaient aussi les flocons de neige, qui perdaient leur blancheur sous le sombre voile des cieux.

La vie, à bord de la Mary-Rogers, était elle aussi grise, — grise et lugubre. Les faces des matelots étaient d’un gris sinistre ; ils étaient affligés de plaies et de furoncles de mer, et souffraient énormément. Ce n’étaient plus que des ombres humaines. Pendant sept semaines, dans le gaillard d’avant ou sur le tillac, ils n’avaient pas su ce que c’est que d’être secs. Ils avaient oublié la façon dont on dort quand on n’est pas de bordée à tous les quarts, c’était toujours « Tout le monde sur le pont ! » Ils n’attrapaient par-ci par-là que des bribes de sommeil angoissé, et ils dormaient dans leurs suroîts, prêts pour l’éternel appel. Telle était leur faiblesse et leur épuisement, qu’il fallait les deux bordées pour faire le travail d’une seule. Et aucun de ces fantômes d’hommes ne pouvait se dérober à sa tâche. Sans une jambe cassée pour le moins, impossible à l’un d’eux de cesser son travail : il y en avait deux dans ce cas-là, que des lames déferlant par-dessus bord avaient roulés et terrassés.

Un autre qui n’était non plus qu’une ombre d’homme, c’était Georges Dorety, le seul passager du bord, un ami des armateurs qui faisait le voyage pour sa santé. Mais sept semaines de cap Horn ne lui avaient guère fait de bien. Il haletait, tout pantelant, dans son coffre, aux secousses incessantes des longues nuits, et ne paraissait sur le pont que si emmitouflé pour se protéger du froid, qu’on eût dit une échoppe ambulante de vieux habits. Au repas de midi, à la table de la cabine plongée dans une obscurité si profonde que les lampes oscillantes brûlaient toujours sur leurs pivots, il avait le visage aussi gris, aussi sombre que le plus malade et le plus abattu des hommes de l’avant. Et la contemplation, par-dessus la table, du capitaine Dan Cullen ne pouvait lui apporter aucun réconfort. Le capitaine Cullen mastiquait, fronçait le sourcil, et gardait le silence. Les regards farouches