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LA REVUE DE PARIS

ment, l’été et l’automne ; puis, lorsque le vent de la pampa commence à balayer les plaines, l’approche de l’hiver les effraie ; alors ils s’en retournent aux lieux d’où ils sont venus, et ils y arrivent à l’époque où la terre commence à se réveiller sous les premières caresses du printemps. Ils reviennent chaque année, serrés comme un troupeau de moutons sur l’avant des sordides vapeurs du service de l’émigration, pour travailler dans les fermes et pour y économiser un petit magot, en songeant sans cesse à leur lointaine patrie. Ils ne font pour ainsi dire que glisser sur le sol de la République Argentine, sans avoir la moindre velléité d’y prendre racine. Sitôt la moisson terminée, ils s’enfuient, emportant dans leur ceinture le produit de leur labeur, et prêts à revenir l’année suivante.

Pour les moissonneurs de « La Nationale », le repas du soir était le meilleur moment de la journée. Ils se réunissaient en groupes, rapprochés par le lien d’une commune origine ou par le charme personnel de la sympathie. Ils soupaient en plein air, assis sur le sol autour de la marmite fumante. Quoique les nuits fussent chaudes, ils allumaient des feux, pour que la flamme et la fumée les protégeassent contre les moustiques, féroces maîtres de la plaine.

Dans ces groupes, dont les éléments, provenant de diverses contrées de la terre, étaient venus se réunir en ce coin perdu de l’Amérique du Sud, tous les processus de la sélection sociale, toutes les évolutions qui modèlent lentement un peuple, s’accomplissaient en quelques jours. Ceux qui possédaient un pouvoir naturel de domination exerçaient bientôt sur leurs camarades une autorité de chefs ; ceux qui se distinguaient par quelque don spécial ne tardaient pas à prendre la suprématie. Tel était respecté pour son courage, tel pour l’éloquence de sa parole, tel pour son expérience et sa prudence.

Le tio[1] Correa ― un vieux sec, décharné, mais robuste encore malgré son âge ― était l’oracle des moissonneurs espagnols. Sa connaissance profonde des hommes, ses conseils astucieux, la longue habitude qu’il avait de la Répu-

  1. Littéralement « oncle ». C’est l’équivalent de notre mot « père », employé pour désigner une personne d’un âge avancé.