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LA REVUE DE PARIS

travaillait une imagination secrète (car il y en a une), souterraine. Et alors qu’au premier étage on jouait humblement et en ordre les hymnes alliés, dans la cave se créaient du sombre et de l’horrible. Là-bas étaient chassées « la folie et l’horreur » et c’est là-bas qu’elles vivent jusqu’à ce jour. Et c’est de là-bas qu’elles envoient par tout le corps ces poisons mortels, ces narcotiques de la tête, ces vrilles douloureuses du cœur, ce « venin jaune et tenace dont tout mon corps est gonflé lourdement et affreusement ». J’ai capturé le Diable en l’avalant, mais il vit — et en moi.

Mais, si la guerre était terrible, que peut-on dire de cette véritable « démence et horreur » panrusses ? Là, il ne faut même plus d’imagination pour se sentir dans une maison de fous. Et de nouveau pour ne pas perdre la raison, j’ai dû « accepter » cela aussi, c’est-à-dire, remplacer de nouveau le sens purement humain de la révolution par son voile social et politique et ne rien imaginer derrière les communications officielles et les télégrammes d’agence : « Six personnes ont été fusillées. » Six ? Bien. « Kief est détruit. » Kief ! Ah ! vraiment. Tué, tué, tué.

Mais l’imagination secrète ? Si, sous Kerensky, on pouvait encore jouer la Marseillaise au premier étage, sous Lénine, le premier étage lui-même se tut et se vida. En revanche dans « la cave », en revanche dans le sous-sol ! Ce n’est plus comme si j’avais avalé un diable, mais mille diables avec toute leur progéniture de diables ; jour et nuit ils baffrent mes entrailles, les fouillent, les creusent, s’y font une habitation permanente avec tout le confort. Ma tête est dans le genre d’un observatoire pour contempler les étoiles, placé au sommet d’une maison à cinq étages, remplie à craquer de garces, d’assassins, de menteurs, de traîtres, de fronts bas, de figures bestiales et encore d’assassins, d’assassins. On dirait qu’on ne les entend pas… Ou bien les entend-on ?

Et ce ne sont déjà plus des ruisselets de poisons mais des fleuves entiers qui se répandent par tout le corps. Tout est empoisonné. À travers le lourd et suffocant narcotique filtre, à moitié aveuglée, la pensée ; sous le flux des douleurs on sent à peine battre la vie étouffée. Il s’agit bien de créer ! Il s’agit bien de vivre !