Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/363

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de courir avec d’autres chardons, que le Crivatz faisait sans cesse rouler autour de nous.

Les bras ballants, nous marchions, silencieux, poussés par le vent. Parfois nous pariions « à celui qui marcherait le plus longtemps les yeux fermés », jurant de ne pas tricher, mais nous trichions quand même, ce qui ne nous empêchait pas de nous étourdir. Puis, la silhouette d’un bâtiment surgit à l’horizon : c’était la gare de Tchoulnitza, cœur du Baragan. De loin, elle ressemblait à une baraque abandonnée dans le désert et reposant sur d’interminables brancards noirs. Quelques arbres chétifs la faisaient paraître encore plus solitaire. Le chef de gare courait à toutes jambes après un chien, qui courait, lui, après une poule. Une femme, les jupes soulevées par le vent, se donnait beaucoup de mal pour étendre du linge.

Nous évitâmes ce ménage tourmenté par le Baragan et nous nous dirigeâmes vers le cabaret de la station, plus hospitalier, d’habitude, aux va-nu-pieds, que les hommes « qui portent le vêtement de l’État ». Le tenancier, un paysan robuste au visage bonasse, nous accueillit mieux que nous ne l’espérions. Nous lui avouâmes être partis avec les chardons, et il ne nous gronda pas, nous régala de pain, de lard et même d’une limonade. Pour tout interrogatoire, il se borna à nous demander « de quel côté » nous étions.

— Du côté de Hagieni, — avais-je répondu.

Et ce fut tout. Mais peu après survint un lampiste de la gare, et celui-ci nous harcela de questions qui allèrent jusqu’aux menaces : qui nous étions, pourquoi nous avions quitté la maison, où nous allions.

— On devrait vous remettre aux gendarmes ! — conclut-il.

— Laisse les enfants tranquilles ! — lui cria le cabaretier. — Tu n’es pas père, ni marié, tu ne sais donc rien !

Le lampiste se tut promptement. Il demanda ensuite « un verre », qui lui fut refusé d’un bref mot turc : iok ! Et l’aubergiste se mit à lire un journal.

En cet instant se passa quelque chose d’affreux : une jeune paysanne, toute couverte de poussière, les pieds ensanglantés et le visage boueux, surgit au seuil du cabaret et, s’appuyant au chambranle, cria d’une voix enrouée par les pleurs :