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Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/364

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— Chrétiens !… N’avez-vous pas vu deux gendarmes menant un paysan lié ?

Brèche-Dent eut un haut-le-corps :

— Nous n’avons rien vu ! — répondit-il, affolé.

La femme disparut aussitôt en courant. Le lampiste se tourna alors vers mon ami, le fouilla d’un regard inquisiteur et lui dit :

— Ta réponse précipitée me prouve…

— Je t’ai dit de laisser les enfants tranquilles ! — coupa le tenancier. — Tu as trop bu ce matin. Va-t-en d’ici !…

Il s’en alla. Et nous trouvâmes prudent de déguerpir à notre tour, après avoir baisé la main de l’aubergiste.

Dans la station, un train de marchandises, qui se dirigeait vers Bucarest, faisait un grand bruit de ferraille. Nous n’avions jamais vu de pareilles choses sur le Baragan, et en contemplant ses multiples manœuvres, l’espoir naquit en nous de nous y accrocher au moment du départ :

— On dit qu’il va aussi vite que le vent ! — me chuchota mon compagnon. — Cela doit être merveilleux !

Ce fut merveilleux en effet. Nous étant cachés dans un wagon chargé de bois de construction, le train nous emporta, sans plus s’arrêter jusqu’à Lehliou. En route nous sortîmes de notre cachette, pour regarder le pays, et nous vîmes en quelques heures des choses qui demandent une année pour être connues, surtout des paysans qui labouraient des terres presque stériles et qui battaient leurs femmes et leurs bêtes. D’autres voyaient leurs chargements renversés, à cause des mauvaises routes, et leurs chars cassés, loin de toute habitation, seuls à se débrouiller au milieu des champs.

Vers la fin du voyage nous fûmes découverts par un frânar[1]. Il ne nous fit rien. Installé dans la guérite du wagon précédent, il s’était mis soudain à jouer de la flûte. C’est son jeu qui nous attira vers lui. Nous nous approchâmes d’abord avec précaution. Puis, comme il nous souriait gentiment, nous vînmes l’écouter de près. C’était un homme d’âge mûr, qui semblait rêver. Il crachait souvent dans ses doigts, humectait les trous de la flûte et jouait des doïnas, en fronçant les sourcils.

  1. Cheminot chargé du frein.