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LE FEU

— « invenzioni mirabilissime » et « infinite cose ». — De même, ajoutait Léonard, vous trouverez dans le son des cloches tous les noms et tous les vocables qu’il vous plaira d’imaginer. Ce maître savait bien que le hasard — comme l’a démontré jadis l’éponge d’Apelles — est toujours ami de l’artiste ingénieux. Moi, par exemple, je suis sans cesse étonné par la facilité et la grâce que met le hasard à seconder le développement harmonique de mes inventions. Ne croyez-vous pas que le noir Hadès ait fait manger à son épouse les sept grains de grenade pour me fournir le sujet d’un chef-d’œuvre ?

Il s’interrompit par un de ces éclats de rire juvéniles qui révélaient si clairement la persistance de la joie native au fond de son être.

— Voyez, Perdita, — reprit-il en riant, — voyez si je ne dis pas vrai. L’autre année, dans les premiers jours d’octobre, je fus invité à Burano par Donna Andriana Duodo. Nous passâmes la matinée dans le jardin de fil ; et, l’après-midi, nous allâmes visiter Torcello. Comme, en ce moment-là, j’avais commencé à vivre dans le mythe de Perséphone et que déjà mon œuvre se formait secrètement au fond de mon esprit, il me semblait que je naviguais sur les eaux du Styx et que j’arrivais au pays des Mânes. Jamais je n’avais éprouvé un plus pur et plus doux sentiment de la mort ; et ce sentiment me rendait si léger que j’aurais pu, sans laisser nulle trace de mes pas, cheminer sur la prairie d’asphodèles. L’air était humide, tiède et cendré ; les canaux serpentaient parmi les bancs recouverts d’herbes pâles… Vous connaissez Torcello, peut-être, par le soleil ?… Mais, de temps à autre, quelqu’un parlait, discutait, déclamait dans la barque de Charon ! Le bruit de la louange me rappela de mon trépas. Francesco de Lizo, faisant allusion à ma personne, regrettait qu’un tel artiste, si magnifiquement sensuel (je répète ses propres termes), fût contraint de vivre à l’écart, loin de la foule obtuse et hostile, et de célébrer « les fêtes des sons, des couleurs et des formes » dans le palais de son rêve solitaire. Il s’abandonnait à un élan lyrique, rappelait la vie splendide et joyeuse des peintres vénitiens, la faveur populaire qui les portait comme un tourbillon jusqu’au faîte de la gloire, la beauté, la force et l’allégresse qu’ils multipliaient autour