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LE FEU

naissez-vous pas dans la beauté de cette idée la femme dont les chers yeux furent pris par l’ineffable robe verte ? Ajoutez que cette représentation musicale dans la salle du Grand Conseil a un précédent historique. Dans cette même salle, en 1573, fut jouée une composition mythologique de Cornelio Frangipani, avec musique de Claudio Merulo, en l’honneur du roi très chrétien Henri III… Avouez, Perdita, que mon érudition vous étonne. Ah ! si vous saviez tout ce que j’ai recueilli là-dessus ! Je vous lirai mon discours, un jour où vous aurez mérité quelque châtiment grave.

— Comment ! vous ne le prononcerez pas ce soir, à la fête ? — demanda la Foscarina surprise, craignant déjà qu’avec son insouciance bien connue des engagements, il n’eût résolu de tromper l’attente publique.

Il comprit l’inquiétude de son amie et voulut s’en amuser.

— Ce soir, — répondit-il avec une tranquille assurance, — j’irai prendre un sorbet dans votre jardin et me délecter à la vue de l’arbuste paré d’orfèvreries sous les étoiles.

— Ah ! Stelio, qu’allez-vous faire ? s’écria-t-elle en se levant à demi.

Dans cette parole et dans ce geste, il y avait un si vif regret et en même temps une si étrange évocation de la foule déçue et irritée, que cela le troubla. L’image du formidable monstre aux mille visages humains lui réapparut parmi l’or et la pourpre sombre de la salle immense, et il en pressentit sur sa personne le regard fixe et la chaude haleine, et il mesura soudain le péril qu’il avait résolu d’affronter en se fiant à la seule inspiration du moment, et il éprouva l’horreur de la soudaine obscurité mentale, du soudain vertige.

— Rassurez-vous, dit-il. J’ai voulu plaisanter. J’irai ad bestias, et j’irai sans armes. N’avez-vous pas tout à l’heure vu réapparaître, le signe ? Croyez-vous qu’après le miracle de Torcello il soit réapparu en vain ? Une fois de plus, le signe est venu m’avertir que la seule attitude qui me convienne est celle à laquelle Nature me dispose. Or, vous le savez, mon amie, je ne sais bien parler que de moi-même. Donc, il faut que là, du trône des Doges, je ne parle à l’auditoire que de ma chère âme, sous le voile d’une allégorie séduisante, avec