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LE FEU

sauvage de leur convoitise. Ils souffrirent. Ils se quittèrent.

Elle s’en alla vers les voix des poètes qui avaient exalté sa puissance idéale.

Perdue, perdue, elle était perdue, maintenant. Elle vivait encore, défaite, humiliée et blessée, comme si l’on eût piétiné sur elle impitoyablement ; elle vivait encore, et l’aube se levait, et les jours recommençaient, et la fraîche marée refluait dans la Cité belle, et Donatella reposait sur son oreiller pur. En un lointain indéfini s’effaçait l’heure, si proche pourtant, où elle avait attendu l’aimé à la grille, perçu les pas dans le silence funèbre du quai désert, senti ses genoux ployer comme sous un choc et sa tête se remplir du terrible bourdonnement. Comme elle était loin, cette heure-là ! Et pourtant, dans sa chair, sous le frisson que lui avait laissé la fièvre nocturne, elle gardait avec une étrange intensité les sensations de l’attente : le froid du fer où s’était appuyé son front, l’âcreté suffocante qui montait des herbes comme d’un routoir, la langue tiède des lévriers de lady Myrta qui étaient venus sans bruit lui lécher les mains.

— Adieu ! adieu !

Elle était perdue. Il s’était levé de son lit comme du lit d’une courtisane, devenu presque étranger, presque impatient, attiré par la fraîcheur de l’aube, par la liberté du matin.

— Adieu !

De la fenêtre, elle aperçut au bord du canal Stelio qui respirait à pleins poumons l’air vif ; et puis, dans le grand calme, elle entendit sa voix limpide et sûre qui appelait le gondolier :

— Zorzi !

L’homme dormait au fond de la gondole, immobile ; et son sommeil humain ressemblait à celui de l’esquif recourbé qui lui obéissait. Stelio l’ayant touché du pied, il se réveilla en sursaut, bondit à la poupe et empoigna la rame. L’homme et la barque s’étaient réveillés en même temps comme s’ils n’eussent fait qu’un seul corps, prêts tous les deux à courir sur l’eau.

Servo suo, paron ! — dit Zorzi avec un sourire, en