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LA REVUE DE PARIS

regardant le ciel qui s’éclairait. — La se senla, che adesso me toca vogar mi[1].

En face du palais, la porte d’un atelier s’ouvrit. C’était un atelier de tailleur de pierre, où l’on fabriquait des marches avec la pierre de Val di Sole.

« Monter ! » pensa Stelio ; et son cœur superstitieux se réjouit de ce bon augure. Sur l’enseigne, le nom de la carrière lui sembla rayonnant. Déjà, tout à l’heure, n’avait-il pas vu l’image de l’escalier, symbole de sa propre ascension, dans les armoiries des Gradenigo ? « Plus haut, toujours plus haut ! » La joie repullulait au fond de son être. Le matin excitait l’activité humaine.

« Et Perdita ?… Et Ariane ?… » Il les revit en haut de l’escalier marmoréen, dans la lumière des torches fumeuses, si serrées au milieu de la presse qu’elles se confondaient en une même blancheur, les deux tentatrices qui sortaient ensemble de la foule comme de l’embrassement d’un monstre. — « Et la Tanagra ?… » La Syracusaine aux longs yeux de chèvre lui apparut au repos, unie à la terre maternelle comme la figure d’un bas-relief au plan où elle est sculptée. « La Trinité dionysiaque !… » Il se les figurait exemptes de toute passion, indemnes de tout mal, comme sont les créatures de l’art. La surface de son âme se couvrait d’images splendides et rapides, comme une mer parsemée de voiles. Son cœur ne souffrait plus. Une âpre sensation de nouveauté se répandait par toute sa substance, avec la diffusion de la lumière. La chaleur de la fièvre nocturne se dispersait entièrement dans la brise, les vapeurs se dissipaient. Il arrivait en lui ce qui arrivait autour de lui. Il renaissait avec le matin.

Adesso no serve pis che te fazzi chiaro[2], — murmura le rameur avec malice, en éteignant le fanal de la gondole.

— Au Grand Canal, par San Giovanni Decollato ! — lui cria Stelio, en s’asseyant.

Et tandis que la proue dentelée virait vers le Rio di San Giacomo dall’ Orio, il se tourna pour regarder le palais qui, dans l’ombre, avait une couleur de plomb. Une fenêtre

  1. « À votre service, seigneur. Asseyez-vous ; c’est moi, maintenant, qui vais ramer. » (Dialecte vénitien.)
  2. « À présent, tu n’as plus besoin que je t’éclaire. »