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LE FEU

le formidable monstre aux mille visages humains, parmi l’or et la pourpre sombre de la salle immense.

Une subite poussée d’orgueil lui fit retrouver l’empire de lui-même. Il s’inclina vers la Reine et vers Donna Andriana Duodo, qui lui souriaient de leurs sourires jumeaux, comme sur le Grand Canal dans la barque fuyante. Il jeta vers la scintillation des premiers rangs un regard aigu pour y reconnaître la Foscarina : il parcourut jusqu’au fond toute l’assemblée, là où n’apparaissait qu’une zone obscure semée de vagues taches pâles. Et alors cette multitude, devenue muette et attentive, s’offrit à lui sous l’image d’une énorme chimère ocellée, au buste couvert de splendides écailles, qui s’allongeait, noirâtre, sous les volutes d’un ciel riche et lourd comme un trésor suspendu.

Il était éblouissant, ce buste chimérique où brillait sans doute plus d’une parure qui jadis avait jeté ses feux sous le même ciel, dans le banquet nocturne d’un couronnement. Le diadème et les colliers de la reine, — les multiples colliers de perles réduites en grains de lumière, qui faisaient penser à un miraculeux égrènement visible du sourire royal, — les sombres émeraudes d’Andriana Duodo, enlevées autrefois à la garde d’un cimeterre, les rubis de Giustiniana Memo, sertis en forme d’œilets par l’inimitable travail de Vettor Camelio, les saphirs de Lucrezia Priuli, provenant des hautes socques sur lesquelles la Sérénissime Zilia s’était avancée vers le trône au jour de son triomphe, les béryls d’Orsetta Contarini, si délicatement mêlés à l’or mat par l’art de Silvestro Grifo, les turquoises de Zenobia Corner, baignées de pâleurs uniques par le mal mystérieux qui, une nuit, les avait changées sur le sein moite de la princesse de Lusignan, parmi les plaisirs d’Asolo ; — tous les joyaux insignes qui avaient illustré les fêtes séculaires de la Ville Anadyomène s’embrasaient de feux nouveaux sur ce buste chimérique d’où arrivait à Stelio le tiède effluve de la peau et de l’haleine féminines. Étrangement moucheté, le reste du corps difforme s’étendait en arrière comme une sorte de prolongement caudal et passait entre les deux gigantesques mappemondes qui rappelaient à la mémoire de l’Imaginifique les deux sphères de bronze que le monstre aux yeux bandés presse de ses pattes léonines dans