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LA REVUE DE PARIS

l’allégorie de Giambellino. Et cette ample vie animale, privée de pensée en face de celui qui seul devait penser maintenant, douée de cette fascination inerte que possèdent les énigmatiques idoles, couverte de son propre silence comme d’un bouclier capable de recueillir et de repousser toute vibration, attendait le premier frémissement de la parole dominatrice.

Stelio mesura ce silence, où sa première syllabe aurait pu trembler. Pendant que la voix montait à ses lèvres, conduite par la volonté, raffermie par elle contre le trouble instinctif, il aperçut la Foscarina debout près de la rampe qui entourait le globe céleste. Le visage très pâle de la Tragédienne, sur le cou privé de joyaux et sur la pureté des épaules nues, se dressait dans l’orbe des figures zodiacales. Stelio admira l’art de cette apparition. Les yeux attachés sur ces yeux adorateurs, il se mit à parler lentement, comme s’il avait encore dans l’oreille le rythme de la rame :

« Je pensais, récemment, une après-midi, — en revenant des Jardins par ce tiède rivage des Esclavons où l’âme des poètes errants voit je ne sais quel magique pont d’or s’allonger sur une mer de lumière et de silence vers un rêve infini de Beauté, — je pensais, ou, plutôt, par la pensée, j’assistais, comme à un spectacle intime, à l’alliance nuptiale de Venise et de l’Automne sous les cieux.

» Il y avait, partout épars, un esprit de vie, fait d’attente passionnée et d’ardeur contenue, qui m’émerveillait par sa véhémence, mais qui cependant ne me paraissait pas nouveau : je l’avais déjà trouvé recueilli en certaines zones d’ombre, sous l’immobilité presque mortelle de l’Été ; et, à certains moments, je l’avais senti aussi, dans l’étrange odeur fébrile de l’eau, vibrer comme un pouls mystérieux. Ainsi, pensais-je, il est donc vrai que cette pure Cité d’art aspire à un suprême état de beauté qui pour elle a un retour annuel, comme pour la forêt l’éclosion des fleurs. Elle tend à se révéler elle-même dans une pleine harmonie, comme si toujours elle portait en soi, puissante et consciente, cette même volonté de perfection d’où elle est née et s’est formée au cours des siècles, telle une créature divine. Sous l’immobile embrasement de l’été, elle semblait ne plus palpiter, ne plus respirer, morte dans ses vertes eaux ; mais mon intuition ne m’a pas trompé, quand