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LE FEU

d’elle, avait obscurci les héroïques images des sièges et des batailles, il semblait qu’émanât un enchantement voluptueux dont les souffles de la nuit automnale, respirant par les balcons ouverts, augmentaient la douceur ; tandis que, là-haut, les princesses de cette autre cour, penchées sur la balustrade entre les deux colonnes torses, inclinaient leurs visages allumés et leurs seins opulents vers leurs dernières sœurs mondaines.

Alors, dans cet enchantement, le poète jeta ses périodes, ailées comme des strophes lyriques.

Il montra la Ville enflammée de désir et palpitante d’anxiété en ses mille ceintures vertes, étendant ses bras de marbre vers le sauvage Automne dont l’humide haleine lui arrivait embaumée par la mort délicieuse des campagnes et des îles. Il la fit trembler comme l’amante qui espère son heure de joie. Il évoqua les choses, « éloquentes comme si quelque signe invisible eût été attaché à leur apparence visible et que, par un divin privilège, elles eussent vécu dans la supérieure vérité de l’Art ». Il exalta enfin cette sorte de rythmique intelligence qui en élabore studieusement les aspects, comme pour les rendre conformes à une idée et les faire concourir à une fin préconçue. Et Venise alors parut avoir des mains merveilleuses pour composer ses lumières et ses ombres, pour tisser elle-même l’inimitable tissu d’allégories qui la recouvre.

« Et puisque, dans l’univers, la poésie seule est vérité, celui qui sait la contempler et l’attirer à soi par les vertus de la pensée, celui-là est bien près de connaître le secret de la victoire sur la vie. »

En prononçant ces paroles, il avait cherché les yeux de Daniele Glàuro et les avait vus briller de bonheur, sous cet énorme front méditatif qui paraissait gros d’un monde non enfanté. Le docteur mystique était là, près de l’estrade, avec plusieurs de ces disciples inconnus qu’il avait décrits au maître, avides et anxieux, pleins de foi et d’attente, impatients de briser la chaîne de leur servitude quotidienne et de connaître une libre ivresse de joie et de douleur. Stelio les voyait réunis en groupe, comme un noyau de forces massées, le dos aux grandes armoires rougeâtres où gisaient ensevelis les