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LA REVUE DE PARIS

innombrables volumes d’une sagesse oubliée et inerte. Il distinguait leurs visages ardents et attentifs, leurs longues chevelures, leurs bouches entr’ouvertes avec une stupeur enfantine ou fermées avec une espèce de violence sensitive, leurs yeux clairs ou bruns sur lesquels le souffle des paroles faisait passer tour à tour des lumières et des ombres, comme la brise changeante sur un parterre de fleurs délicates. Il avait la certitude de tenir dans sa main leurs âmes confondues en une seule et de pouvoir agiter cette âme unique ou l’étreindre dans son poing ou la déchirer ou la brûler comme un léger drapeau.

Tandis que son esprit se bandait et se débandait avec vigueur pour ce continuel décochement, il ne laissait pas de conserver une étrange lucidité d’investigation extérieure, une faculté d’observation matérielle qui devenait plus aiguë et plus nette à mesure que son éloquence s’accélérait et s’enflammait davantage. Il sentait peu à peu son effort devenir plus facile, et que le pouvoir de sa volonté était devancé par une énergie libre et obscure comme un instinct, surgie des profondeurs de son inconscience et opérant par un procédé occulte, invérifiable. Par analogie, il se rappelait certains moments extraordinaires où, dans le silence des veilles, il avait écrit un vers éternel qui lui avait paru, non pas sorti de son cerveau, mais dicté par un dieu violent auquel sa main avait obéi comme un instrument aveugle. C’était à peu près le même étonnement qu’il éprouvait à cette heure, quand son oreille était surprise par la cadence imprévue des mots que proféraient ses lèvres. Dans la communion qui s’était établie entre son âme et l’âme de cette foule, il survenait un prodige presque divin. Au sentiment qu’il avait de sa personne habituelle s’ajoutait quelque chose de plus grand et de plus fort ; et il lui semblait que, de minute en minute, sa voix acquérait une plus haute vertu.

C’est alors qu’il aperçut en lui-même, complète et vivante, la figure idéale. Et il l’exprima selon la manière des deux maîtres coloristes qui régnaient en ce lieu, avec le luxe du Véronèse et la fougue du Tintoret, dans le langage de la poésie.

Toutes les vitalités et toutes les transfigurations de la pierre antique ou le temps accumula ses mystères et où la gloire grava ses emblèmes, toutes ces alternances de créations et de