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LA REVUE DE PARIS

comme dans une alcôve somptueuse : car elles avaient ressenti intérieurement l’anxiété de l’attente et la volupté de s’abandonner, à la façon de la Cité belle. Elles souriaient avec une vague langueur, comme exténuées par une sensation trop forte, les épaules nues émergeant de leurs corolles de gemmes. Et les émeraudes d’Andriana Duodo, les rubis de Giustiniana Memo, les saphirs de Lucrezia Priuli, les béryls d’Orsetta Contarini, les turquoises de Zenobia Corner, tous les joyaux héréditaires dont les feux avaient plus que le prix de la matière, comme le décor de la grande salle avait plus que le prix de l’art, mettaient sur les blancs visages de ces patriciennes le reflet des joyeusetés d’autrefois et réveillaient en elles l’âme des voluptueuses qui avaient offert aux amours une chair macérée dans les bains de myrrhe, de musc, d’ambre, et découvert en public leurs seins fardés.

Stelio le voyait, ce buste féminin de l’énorme chimère, sur lequel palpitaient mollement les plumes des éventails : et il sentait passer sur son esprit une ivresse trop chaude, qui le troublait. L’ample vibration partie de lui-même se répercutait en lui-même avec une force multipliée, le secouait si profondément qu’il perdait le sentiment de son équilibre habituel. Il lui semblait qu’il oscillait sur la foule comme un corps concave et sonore où des résonances variées s’engendreraient par une volonté indistincte et pourtant infaillible. Dans les pauses, il attendait avec angoisse le signal de cette volonté, tandis que se prolongeait en lui comme l’écho d’une voix qui n’aurait pas été la sienne et qui aurait proféré des paroles signifiant des pensées pour lui toutes nouvelles. Et ce ciel et cette eau et cette pierre et cet Automne, ainsi représentés, lui paraissaient n’avoir aucun rapport avec ses propres sensations récentes, mais appartenir à un monde de rêve entrevu par lui à mesure qu’il parlait, dans une rapide succession d’éclairs.

Il était stupéfait de ce pouvoir inconnu qui affluait en lui, abolissant les limites de sa personne individuelle et conférant à sa voix solitaire la plénitude d’un chœur. — Telle était donc la trêve mystérieuse que la révélation de la Beauté pouvait octroyer à l’existence quotidienne des multitudes lasses ; telle était la mystérieuse volonté qui pouvait envahir