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LE FEU

— Pourquoi ? — répéta la femme, douloureusement. — Ah ! confessez, confessez que vous aussi, cette nuit-là, avant que l’aveugle fureur nous eût saisis et emportés, vous aussi vous aviez le pressentiment que tout allait être dévasté, perdu ; vous aussi vous aviez le pressentiment que nous ne devions pas céder, si nous voulions sauver le bien qui était né de nous deux, cette chose forte et enivrante qui me semblait être la seule richesse de ma vie. Confessez-le, Stelio, dites la vérité ! Je pourrais presque vous rappeler le moment précis où la voix bonne vous parla. Ne fût-ce pas sur l’eau, à l’heure du retour, pendant que nous avions avec nous Donatella ?

Avant de prononcer ce nom, elle avait hésité une seconde ; et, ensuite, elle éprouva une amertume presque physique, une amertume qui descendit de ses lèvres au fond de son être, comme si les syllabes avaient été empoisonnées. Elle souffrait, en attendant la réponse de son ami.

— Je ne sais plus regarder vers le passé, Fosca, — répondit le jeune homme ; — et d’ailleurs je ne le voudrais pas. Mon bien, je ne l’ai pas perdu. Il me plaît que ton âme ait une bouche pesante et que ton sang abandonne ton visage, quand je te touche et que tu pressens mon désir…

— Tais-toi ! tais-toi ! supplia-t-elle, ne me trouble plus ! Ne m’empêche pas de te raconter ma peine ! Pourquoi ne viens-tu pas à mon aide ?

Elle se retira un peu en arrière, parmi les coussins où elle était assise ; elle se ramassa comme sous une violence brutale, regardant fixement la flamme pour ne pas regarder celui qu’elle aimait.

— Plus d’une fois j’ai vu dans tes yeux quelque chose qui m’a fait horreur, — put-elle dire enfin, avec un effort qui rendit sa voix rauque.

Il tressaillit, mais n’osa pas la contredire.

— Oui, horreur ! — répéta-t-elle d’une voix plus nette, implacable contre elle-même, ayant désormais triomphé de sa peur et ressaisi son courage.

Ils étaient l’un et l’autre en face de la vérité, avec leurs cœurs palpitants et nus.

Elle parla sans faiblesse.

— La première fois, ce fut là-bas, dans le jardin, la nuit