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LA REVUE DE PARIS

irrésistible, Effrena sentit sous sa main, passée dans l’aisselle pour soutenir le buste, — il avait dû s’arrêter une seconde, afin de reprendre ses forces qui lui échappaient, et il regardait cette tête blanche appuyée contre sa poitrine, — il sentit sous sa main repalpiter le cœur sacré.

— Tu étais fort, Daniele, toi qui ne saurais briser un roseau ! Il était lourd, ce corps de vieux barbare, il semblait armé d’une ossature de bronze : bien construit, robuste, apte à rester debout sur un pont qui roule et qui tangue ; une structure d’homme destiné à la haute mer. D’où cette force te venait-elle ? Je n’étais pas sans crainte… Mais non, tu ne chancelais pas ! Nous avons porté sur nos bras un héros. C’est une journée digne qu’on la célèbre. Ses yeux se sont rouverts en face de moi ; son cœur a repalpité sous ma main. Nous étions dignes de le porter, Daniele, par notre ferveur !

— Tu étais digne, toi, non seulement de le porter, mais de recueillir, pour les tenir, quelques-unes des plus belles promesses offertes par son art aux hommes qui espèrent encore.

— Ah ! si je ne succombe à mon abondance même, et si je réussis à dompter cette anxiété qui m’étouffe, Daniele !…

Ils allaient, allaient, au flanc l’un de l’autre, les deux amis enivrés et confiants comme si leur amitié était devenue plus noble, s’était accrue d’un idéal trésor ; ils allaient, allaient dans le vent, dans le mugissement, à travers le soir tumultueux, poursuivis par la fureur de la mer.

— On croirait que l’Adriatique a renversé les Murazzi et veut se railler de la défense du Sénat ! — dit Glàuro en s’arrêtant devant le flot qui débordait jusque sur la Grande Place et menaçait les Procuraties. — Nous sommes obligés de revenir en arrière.

— Non. Faisons-nous passer en barque. Voici un sandalo… Regarde Saint-Marc sur l’eau !

Le rameur les passait à la Tour de l’Horloge. La Grande Place était inondée, pareille à un lac dans une enceinte de portiques, reflétant le ciel qui se découvrait derrière les nuages