Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/519

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
515
LE FEU

réduites en cendres, les fastes dispersés, les grandeurs déchues, les innombrables jours de naissance et de mort, les choses d’un âge sans forme et sans nom, voilà ce qu’elle commémorait par son chant sans lyre, par sa lamentation sans espérance. Toute la mélancolie du monde passait dans le vent sur l’âme tendue.

— Ah ! je t’ai saisie ! — s’écria Stelio, ivre de joie.

La ligne entière de la mélodie s’était révélée, lui appartenait maintenant, immortelle dans son esprit et dans le monde. De toutes les choses vivantes, nulle ne lui parut plus vivante que celle-là. Sa vie elle-même cédait à la puissance illimitée de cette idée sonore, à la force génératrice de ce germe capable de développements infinis. Il l’imagina qui, plongée dans la mer symphonique, se déployait sous mille aspects jusqu’à sa perfection.

— Daniele, Daniele, j’ai trouvé !

Il leva les yeux, vit dans le ciel adamantin les premières étoiles, perçut le haut silence où elles palpitaient. Des images de cieux recourbés sur des pays lointains traversèrent son esprit : c’étaient des agitations de sables, d’arbres, d’eaux, de poussière, par des journées de vent : le désert libyque, les oliviers sur la baie de Salona, le Nil près de Memphis, l’Argolide assoiffée. D’autres images survinrent. Il craignit de perdre ce qu’il avait trouvé. Il fit un effort pour fermer sa mémoire comme on ferme le poing qui a saisi. Près d’un pilastre, il aperçut l’ombre d’un homme, une lueur au bout d’une longue perche ; il entendit le petit éclat de la flamme allumée dans une lanterne. Avec une rapidité anxieuse, il nota le thème sur une page de son carnet : il fixa dans les cinq lignes la parole de l’élément.

— Journée de merveilles ! — dit Daniele Glàuro en le voyant descendre, agile et léger comme s’il eût dérobé aussi à l’air sa qualité élastique. — Puisse la Nature te chérir toujours, frère !

— Partons, partons ! — dit Stelio qui, lui prenant le bras, l’entraînait avec une allégresse enfantine. — J’ai besoin de courir.

Il l’entraînait par les ruelles vers San-Giovanni-Elemosinario. Il se répétait à lui-même les noms des trois églises