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LA REVUE DE PARIS

pure et, par suite, soit ravi en une plus profonde vision par une joie plus haute.

— Presque tout ce que tu m’expliques est nouveau pour moi, — dit Daniele ; — mais cela me donne une ivresse comparable à celle qu’on éprouve quand on apprend des choses pressenties et prévues. Donc, tu ne superposeras pas les trois arts rythmiques, mais tu les présenteras chacun dans ses manifestations propres, reliés entre eux par une idée souveraine et élevés au degré suprême de leur énergie significative ?

— Ah ! Daniele, comment te donner une image de l’œuvre qui vit en moi ? — s’écria Stelio. — Mécaniques et dures sont les paroles par lesquelles tu essayes de formuler mon intention… Non, non… Comment te communiquer la vie et le mystère infiniment fluide que je porte en moi ?

Ils arrivaient à l’escalier du Rialto. Effrena en gravit rapidement les marches et s’arrêta contre la balustrade, au sommet de l’arche, pour attendre son ami. Le vent passait sur lui comme une armée d’étendards dont les bords lui eussent fouetté le visage ; le Canal, perdu sous lui dans l’ombre des palais, se courbait comme un fleuve qui se précipite vers des cataractes grondantes ; au zénith, une région du ciel restait libre parmi l’entassement des nuages, cristalline et vive comme cette sérénité qui se répand sur les cimes des glaciers.

— Il est impossible de rester ici, — dit Daniele, en s’adossant à la porte d’une boutique. — Le vent nous emporte.

— Descends. Je te rejoins. Une minute ! — lui cria le maître penché sur la balustrade, se couvrant les yeux avec les paumes, concentrant toute son âme dans l’ouïe.

Formidable était la voix de l’ouragan, parmi cette immobilité de siècles pétrifiés, — seule sur cette solitude, comme au temps où les marbres dormaient encore dans les entrailles des montagnes, comme au temps où, sur les îles fangeuses des lagunes, les herbes sauvages croissaient autour des nids, bien avant que le Doge siégeât au Rialto, bien avant que les patriarches guidassent les fugitifs vers les grandes destinées. La vie humaine était disparue ; il n’y avait plus sous le ciel qu’un sépulcre immense, dans les creux duquel résonnait cette voix, cette unique voix. Les multitudes