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LE FEU

la cuirasse… La tache, la tache, le signe héréditaire de la lignée de Pélops « à l’épaule d’ivoire » ! N’est-ce pas le Roi des Rois ?

Les paroles du voyant, entrecoupées et rapides, ressemblaient à une succession d’éclairs dont lui-même était ébloui. Lui-même s’étonnait de cette soudaine apparition, de cette découverte inattendue qui s’illuminait dans les ténèbres de son esprit, s’extériorisait, devenait presque tangible. Comment avait-il pu découvrir cette tache sur l’épaule du Pélopide ? De quel abîme de sa mémoire avait surgi tout à coup cette particularité si étrange, et pourtant précise et décisive comme le signalement qui permet de reconnaître un cadavre mort hier ?

— Tu étais là ! — dit Daniele Glàuro, dans l’ivresse. — C’est toi qui les as soulevés, ce masque et cette cuirasse… Si tu as vu réellement ce que tu dis, tu n’es plus un homme…

— J’ai vu ! j’ai vu !

Encore une fois il se transformait en acteur de son drame ; et c’était avec une violente palpitation que, de la bouche d’une personne vivante, il entendait les paroles de l’interlocuteur, celles-là mêmes qui devaient être proférées dans l’épisode : « Si tu as vu réellement ce que tu dis, tu n’es plus un homme. » À partir de cet instant, l’explorateur de sépulcres prit l’aspect d’un noble héros combattant contre l’antique Destin ressuscité des cendres mêmes des Atrides pour le contaminer et le terrasser.

— Ce n’est pas impunément, dit-il, qu’un homme ouvre les tombeaux et regarde le visage des morts ; et de quels morts ! Celui-ci vit seul avec sa sœur, avec la plus douce créature qui ait jamais respiré l’air terrestre, seul avec elle, dans la maison pleine de clarté et de silence, comme dans une prière, comme dans un vœu… Or, imagine quelqu’un qui, sans le savoir, boirait un toxique, un philtre, quelque chose d’impur qui lui empoisonnerait le sang, qui lui contaminerait la pensée : comme cela, sans qu’il y prenne garde, pendant que son âme est en paix… Imagine ce maléfice terrible, cette vengeance des morts ! Il est envahi tout à coup par la passion incestueuse, devient la proie misérable et tremblante d’un monstre, livre un combat secret et désespéré, sans trêve, sans merci, le jour et la nuit, à chaque heure et à chaque minute,