Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
59
LE FEU

bre ; et, de là, il épiait si, parmi la foule, n’apparaîtraient pas en haut de l’Escalier des Géants les deux femmes, l’actrice et la cantatrice, qui devaient le rejoindre près du puits.

D’instant en instant son attente devenait plus anxieuse, tandis que lui arrivait le cri tumultueux qui s’élevait autour des murs extérieurs du Palais pour aller se perdre dans le ciel éclairé d’un reflet d’incendie. Une joie presque terrible se propageait dans la nuit sur la Ville Anadyomène. Il semblait que tout à coup une respiration véhémente fût venue dilater les poitrines et qu’une surabondance de vie sensuelle gonflât les artères des hommes. C’était la reprise où le chœur bachique célèbre la couronne d’étoiles posée par Aphrodite sur la tête oublieuse d’Ariane, qui avait provoqué ce cri de la foule pressée sur le Môle, au-dessous des balcons ouverts. Lorsque dans l’élévation finale, sur le mot Viva ! le chœur des Ménades, des Satyres et des Égipans avait éclaté à l’unisson, le chœur populaire lui avait répondu comme un formidable écho répercuté dans le bassin de Saint-Marc. Et on avait pu croire qu’à cette minute le délire dionysiaque, se ressouvenant des antiques forêts brûlées durant les nuits sacrées, donnait le signal de l’incendie où finalement devait resplendir la beauté de Venise.

Le rêve de Pâris Eglano — le spectacle des prodigieuses flammes offert à l’amour sur la couche flottante — se présenta dans un éclair au désir d’Effrena. Ses prunelles gardaient la persistante image de Donatella, — de la gracieuse figure juvénile aux reins arqués et puissants, dressée au-dessus de la forêt sonore, parmi les plectres dont le mouvement alternatif semblait tirer les notes de la musique secrète qui résidait en elle. — Et, pris d’une étrange angoisse, il évoqua aussi l’image de l’autre : — empoisonnée par l’art, chargée d’expérience voluptueuse, avec le goût de la maturité et de la corruption dans sa bouche éloquente, avec la sécheresse des vaines fièvres dans ses mains qui avaient exprimé le suc des fruits fallacieux, avec les vestiges de cent masques sur son visage qui avait simulé la fureur des passions mortelles. Cette nuit enfin, après l’intervalle d’un long désir, il allait recevoir le don de ce corps qui n’était plus jeune, qu’avaient amolli toutes les caresses et qu’il ne connaissait pas encore. Combien il avait