Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/64

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
60
LA REVUE DE PARIS

palpité et tremblé, tout à l’heure, au flanc de cette femme taciturne, en naviguant vers la ville sur cette eau qui semblait pour tous les deux couler dans une clepsydre effroyable ! Ah ! pourquoi maintenant venait-elle à sa rencontre en compagnie de cette autre tentatrice ? Pourquoi plaçait-elle à côté de sa science désespérée la splendeur pure de cette jeunesse ?

Il frissonna quand il aperçut dans la foule, en haut de l’escalier marmoréen, à la lueur des torches fumeuses, la personne de la Foscarina, si serrée contre celle de Donatella Arvale que l’une se confondait avec l’autre dans une même blancheur. Il les suivit du regard jusqu’au bas des marches, anxieux comme si, à chaque pas, elles avaient posé le pied sur le bord d’un abîme. L’inconnue, pendant ces heures brèves, avait déjà vécu dans l’âme du poète une vie fictive si intense qu’en la voyant s’approcher il éprouvait un trouble comparable à celui qu’il eût éprouvé à voir tout d’un coup venir au devant de lui l’incarnation respirante de l’une des idéales créatures engendrées par son art.

Elle descendait avec lenteur, dans le flot humain. Derrière elle, le Palais des Doges, traversé de larges clartés et de bruits confus, faisait penser à quelqu’un de ces réveils fabuleux qui subitement, au fond des forêts, transfigurent les châteaux inaccessibles où croît depuis des siècles une royale chevelure. Les deux Géants gardiens rougeoyaient à la rougeur des torches ; l’ogive de la Porte Dorée étincelait de petites flammes ; en arrière de l’aile septentrionale, les cinq coupoles de la Basilique régnaient dans le ciel comme d’énormes mitres parsemées de chrysolithes. Et l’immense clameur montait, montait parmi l’entassement des marbres, forte comme le mugissement de la tempête contre les murailles de Malamocco.

Dans ce tumulte, Effrena voyait s’avancer vers son désir les deux tentatrices, l’une et l’autre échappées de la foule comme de l’embrassement d’un monstre. Et son désir lui représentait d’extraordinaires communions, qui se réaliseraient avec la facilité des rêves et la solennité des cérémonies liturgiques. Il se dit que Perdita lui amenait cette magnifique proie pour une fin secrète de beauté, pour quelque haute œuvre de vie qu’elle voulait accomplir avec lui. Il se dit que, cette nuit même,