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LA REVUE DE PARIS

de tous les sucs, c’était pour cela qu’elle apparaissait au théâtre si nouvelle et si grande. Quelquefois, elle avait cru sentir en elle-même l’imminence de ce prodige qui faisait se gonfler d’un lait divin le sein des Ménades à l’approche des petites panthères avides de nourriture.

Elle était là, debout sur l’herbe, agile et fauve comme le lévrier favori, pleine du souvenir confus d’une lointaine origine, vivante et désireuse de vivre sans mesure pendant l’heure brève qui lui était concédée. Elles étaient évanouies, les molles vapeurs des larmes ; tombées, les aspirations douloureuses vers la bonté et le renoncement, disparues, toutes les grises mélancolies du jardin abandonné. La présence de l’animateur élargissait l’espace, changeait le temps, accélérait le battement du cœur, multipliait la faculté de jouir, créait une fois encore le fantôme d’une fête magnifique. Elle était une fois encore telle qu’il voulait la façonner, oublieuse des misères et des craintes, guérie de tout mal triste, créature de chair qui vibrait dans le jour, dans la chaleur, dans le parfum, dans les jeux des apparences, prête à traverser avec lui les plaines évoquées et les dunes et les déserts dans la furie des poursuites, à s’enivrer de cette ivresse, à se réjouir au spectacle du courage, de l’astuce, des proies sanglantes. De seconde en seconde, par ses paroles, par ses gestes, il la faisait à sa ressemblance.

— Ah ! chaque fois que je voyais le lièvre se rompre sous les dents du chien, un éclair de regret passait dans ma joie, pour ces grands yeux humides qui s’éteignaient ! Plus grands que les tiens, Ali-Nour, et que les tiens aussi, Donovan, et splendides comme les étangs, durant les soirs d’été, avec leurs forêts de joncs qui s’y baignent, avec tout le ciel qui s’y mire et qui s’y transfigure. Avez-vous jamais vu un lièvre le matin, sortir des sillons fraîchement ouverts par la charrue, courir quelques instants sur le givre argenté, puis s’arrêter dans le silence, s’asseoir sur ses pattes de derrière, dresser les oreilles, regarder l’horizon ? Il semble que son regard pacifie l’Univers. Le lièvre immobile qui, dans une trêve de sa perpétuelle inquiétude, contemple la campagne fumante ! Il serait impossible d’imaginer un plus sûr indice de paix parfaite aux alentours. À cet instant-là, c’est un animal sacré qu’il faut adorer…