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LE FEU

moindres détails s’imprimaient dans son esprit et prenaient une étrange force de vie fatale : le sillon creusé dans le métal par les cordes, l’oxyde vert qui rayait la pierre de la base, les seins des cariatides usés par les genoux des femmes qui jadis les avaient pressés dans l’effort pour atteindre, et ce profond miroir intérieur que ne troublait plus le heurt des seaux, et cet étroit disque souterrain qui reflétait la divinité du ciel. Se penchant sur le bord, elle vit son visage, elle vit son épouvante et sa perdition, elle vit la Méduse immobile qu’elle portait au centre de son âme. Sans le savoir, elle répétait l’acte de celui qu’elle aimait. Et elle vit aussi le visage de l’aimé et le visage de Donatella, tels qu’elle les avait vus resplendir un instant, cette nuit-là, l’un à côté de l’autre, allumés par les feux célestes comme s’ils eussent été penchés sur une fournaise ou sur un volcan. « Aimez-vous, aimez-vous. Moi, je m’en irai, je disparaîtrai. Adieu. »

Elle ferma les paupières sur cette pensée de mort ; et, dans l’obscurité reparurent les yeux cléments et forts de sa mère, infinis comme un horizon de paix. « Tu es en paix et tu m’attends, toi qui vécus et mourus de passion. » Elle se redressa. Un extraordinaire silence occupait la cour déserte. La richesse des hautes murailles sculptées reposait moitié dans l’ombre et moitié dans la lumière ; les cinq mitres de la Basilique surpassaient l’enceinte, aussi légères que les nuages de neige qui faisaient paraître le ciel plus bleu, comme les fleurs du jasmin font paraître les feuilles plus vertes. De nouveau, à travers son tourment, elle fut touchée par la douceur des choses. « La vie pourrait encore être douce ! »

Elle sortit sur le Môle, descendit dans une gondole, se fit conduire à la Giudecca. Le bassin, la Salute, le quai des Esclavons, toute la pierre et toute l’eau étaient un miracle d’or et d’opale. Elle regarda anxieusement sur la Piazzetta si elle n’y verrait point apparaître une figure. Sa mémoire lui représenta dans un éclair l’image de la Saison défunte, vêtue d’or et enfermée dans une enveloppe de verre opalin. Elle s’imagina elle-même submergée au fond de la lagune, couchée sur un lit d’algues. Mais le souvenir de la promesse faite sur cette eau et accomplie dans le délire nocturne lui traversa le