Page:Revue de Paris, 7è année, Tome 3, Mai-Juin 1900.djvu/746

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
742
LA REVUE DE PARIS

cœur comme un coup de poignard, la rejeta de nouveau dans l’horrible convulsion. « Jamais plus, alors ? jamais plus ? » Tous ses sens eurent le ressouvenir de toutes les caresses. La bouche, les mains, la force, l’ardeur du jeune homme passèrent dans son sang comme s’ils se dissolvaient en elle. Le poison la brûla jusqu’aux fibres les plus profondes. Avec lui, elle avait trouvé à l’extrême limite de la volupté une ivresse qui n’était pas encore la mort et qui déjà outrepassait la vie. « Jamais plus, alors ? jamais plus ? »

Elle arrivait au Rio de la Croce. La verdure débordait sur une muraille rouge, La gondole s’arrêta devant une porte close. Elle débarqua, chercha une petite clef, ouvrit, entra dans le jardin.

C’était son refuge, le lieu secret de sa solitude, défendu par la fidélité de ses mélancolies comme par des gardiennes taciturnes. Elles vinrent toutes à sa rencontre, les anciennes et les récentes ; elles l’entourèrent, marchèrent auprès d’elle.

Avec ses longues treilles, avec ses cyprès, avec ses arbres fruitiers, avec ses buissons de lavande, avec ses oléandres, avec ses œillets, avec ses rosiers, pourpre et safran, merveilleusement doux et alangui dans les couleurs de sa dissolution, ce jardin semblait perdu à l’extrême lagune, dans une île oubliée par les hommes, à Mazzorbo, à Torcello, à San-Francesco-del-Deserto. Le soleil l’embrassait et le pénétrait de toutes parts, tellement que, par leur ténuité, les ombres n’y paraissaient pas. Si grande était la tranquillité de l’air que les pampres secs ne se détachaient pas des sarments. Aucune feuille ne tombait, bien que toutes fussent mourantes.

« Jamais plus ? » Elle chemina sous les treilles, s’approcha de l’eau, s’arrêta sur la berge herbeuse, se sentit fatiguée, s’assit sur une pierre, serra ses tempes entre ses paumes, fit un effort pour se recueillir, pour reprendre la domination d’elle-même, pour examiner, pour délibérer. « Il est ici encore, il est tout près, je puis le revoir. Peut-être le retrouverai-je tout à l’heure sur le seuil de ma porte. Il me prendra entre ses bras, me baisera les yeux et les lèvres, me répétera qu’il m’aime, que tout en moi lui plaît. Il ne sait pas, ne comprend pas. Rien n’est arrivé d’irréparable. Quel est donc le