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LE FEU

fait qui me bouleverse et me brise ? J’ai reçu une lettre écrite par une créature qui est au loin, prisonnière dans une villa solitaire, près de son père dément, et qui se plaint de son état, et qui aspire à le changer. Voilà le fait. Il n’y a pas autre chose. Et la lettre, la voici. » Elle la prit, la déplia pour la relire. Ses doigts tremblaient, et elle croyait sentir l’odeur de Donatella comme si elle avait eu la jeune fille à son flanc, sur cette pierre.

« Est-ce qu’elle est belle ? Véritablement belle ? Comment est-elle ? » D’abord, les traits de l’image se confondaient. Elle essayait de les ressaisir, et ils s’évanouissaient. Avant tous les autres, une particularité se fixa, devint précise, évidente : la main grande et lourde. « Cette main, l’a-t-il vue, ce soir-là ? Il est très sensible à la beauté des mains. Quand il rencontre une femme, il les regarde toujours. N’adore-t-il pas les mains de Sofia ? » Elle se laissa distraire par ces considérations puériles, s’y attarda quelques moments ; puis elle en sourit avec amertume. Et, tout à coup, l’image s’intégra, vécut, brilla de puissance et de jeunesse, l’atterra, l’éblouit, « Elle est belle. Et elle est belle comme il la veut ! »

Elle resta les yeux fixés sur la muette splendeur des eaux, avec la lettre sur les genoux, clouée par la vérité inflexible. Et, sur ce découragement inerte, fulguraient d’involontaires images de destruction : le visage de Donatella était brûlé dans un incendie, son corps estropié par une chute, sa voix altérée par une maladie. Elle eut horreur d’elle-même ; et puis, elle eut pitié d’elle-même et de l’autre. « N’a-t-elle pas le droit de vivre ? Qu’elle vive, qu’elle aime, qu’elle ait sa joie ! » Elle imagina pour la jeune fille une aventure magnifique, un amour heureux, un fiancé adorable, la prospérité, le luxe, le plaisir. « N’y a-t-il donc sur terre qu’un seul homme qu’elle puisse aimer ? Serait-il impossible qu’elle rencontrât demain celui qui lui prendra le cœur ? Serait-il impossible que, tout à coup, son destin se tournât d’un autre côté, l’entraînât bien loin, la conduisît sur une route inconnue, la séparât de nous à jamais ? Est-il donc nécessaire qu’elle soit aimée par l’homme que j’aime ? Il est possible qu’ils ne se rencontrent plus… » Ainsi tâchait-elle d’échapper à son pressentiment. Mais un esprit contraire lui disait : « Ils se sont rencontrés