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LE FEU

attirée vers cette jeune fille qui n’avait pas connu la caresse de sa mère, partie du monde en lui donnant le jour ? Elle la revoyait grave et immobile à côté de son père, consolatrice du noble labeur, gardienne de la flamme sacrée et aussi d’une secrète volonté propre, qui devait se conserver luisante et tranchante comme une épée dans le fourreau.

« Elle est sûre d’elle-même ; elle est maîtresse de sa force. Quand elle se sentira libre, elle se révélera dominatrice. Elle est faite pour subjuguer les hommes, pour exciter leurs curiosités et leurs rêves. Déjà son instinct la dirige, hardi et prudent comme l’expérience… » Et elle se représenta l’attitude que la cantatrice avait eue, cette nuit-là, en face de Stelio : la taciturnité presque dédaigneuse, les paroles brèves et sèches, et la façon de quitter la table, de sortir du cénacle, de disparaître pour toujours en laissant son image enclose dans le cercle d’une mélodie inoubliable. « Ah ! elle connaît l’art de troubler l’âme des rêveurs ! Certainement, il ne peut l’avoir oubliée. Certainement, il attend l’heure où il lui sera donné de la rejoindre ; et il n’est pas moins impatient qu’elle, qui me demande où il est. »

Elle reprit la lettre et se mit à la parcourir ; mais sa mémoire devançait la rapidité de ses yeux. La question énigmatique était au bas de la page comme un post-scriptum, presque dissimulée. En revoyant l’écriture, elle éprouva la même souffrance aiguë que la première fois. Et, de nouveau, tout se bouleversa dans son cœur, comme si le péril était imminent, comme si sa passion et son espérance étaient déjà perdues sans ressource. « Que va-t-elle faire ? Quelle est sa pensée ? Elle s’attendait peut-être à ce qu’il allât aussitôt la rejoindre, et, déçue, elle veut maintenant le tenter ? Que va-t-elle faire ? » Elle s’acharnait contre cette incertitude comme contre une porte de fer qu’il lui eût fallu ouvrir de force pour recouvrer la lumière de sa vie. « Lui répondrai-je ? Et si je lui répondais de façon à lui faire comprendre la vérité ? Serait-il possible que mon amour fût pour le sien une prohibition ? » Mais son âme se souleva de répugnance, de pudeur et de fierté. « Non, jamais, jamais elle n’apprendra de moi ma blessure ; jamais, pas même si elle m’interrogeait ! » Et elle sentit toute l’horreur de la rivalité avouée entre l’amante qui n’est plus