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LA REVUE DE PARIS

— On rêve,

— Orphée avec sa lyre, tout vêtu de lichens !

— Ah ! quelle allée de rêves ! Nul n’y passe plus. De l’herbe, de l’herbe… Il n’y a pas une seule trace humaine.

— Deucalion avec les pierres, Ganymède avec l’aigle, Diane avec le cerf, toute la mythologie.

— Que de statues ! Mais celles-ci, au moins, ne sont pas exilées. Les vieilles charmilles les protègent encore.

— Ici se promenait Marie-Louise de Parme, entre le roi et le favori. De temps à autre, elle s’arrêtait pour écouter le bruit des cisailles qui taillaient les charmilles en forme d’arceaux. Elle laissait tomber son mouchoir parfumé de jasmin, et don Manuel Godoï le ramassait d’un mouvement svelte encore, en dissimulant la douleur que lui donnait à la hanche le geste de se baisser : un souvenir des outrages subis dans les rues d’Aranjuez entre les mains de la canaille. Comme le soleil était tiède et que le tabac était excellent dans la tabatière émaillée, le roi sans couronne disait avec un sourire : « Certes, notre cher Bonaparte est moins bien à Sainte-Hélène. » Mais le démon du pouvoir, de la lutte et de la passion se réveillait au cœur de la reine… Regarde ces roses rouges !

— Elles brûlent. On dirait qu’elles ont dans la corolle un charbon allumé. Elles brûlent, vraiment.

— Le soleil s’empourpre. C’est l’heure des voiles de Chioggia, sur la lagune.

— Cueille-moi une rose.

— La voici.

— Oh ! elle s’effeuille !

— En voici une autre.

— Elle s’effeuille !

— Elles sont toutes sur le point de mourir. Celle-ci, peut-être non.

— Ne la cueille pas !

— Regarde. Elles se font de plus en plus rouges. Le velours de Bonifazio… Tu te rappelles ? C’est la même puissance.

— « La fleur interne du feu. »

— Quelle mémoire !

— Entends-tu ? On ferme les portes des serres.

— Il est l’heure de s’acheminer vers la sortie.