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SOUVENIRS ET PORTRAITS

aveuglément à d’extravagantes et fatales théories, sans ambition et sans intérêt. Je ne parle pas des autres.

J’ai dit que le troisième s’appelait Monnet : Celui-là m’était bien connu ; et sa rencontre fut pour moi une sorte de bonheur, car j’ai vu peu d’hommes, dans mon enfance, qui eussent plus de qualités propres à se faire aimer. Monnet avait été grenadier dans sa première jeunesse. À vingt-cinq ans, il s’était fait prêtre ; et il était devenu préfet du collège de Besançon, peu de temps avant sa suppression. La révolution, qui le surprit à vingt-huit ans, lui rendit sa liberté, qu’il regrettait probablement déjà d’avoir aliénée ; et la révolution le trouva reconnaissant. Il était grand, beau, bien fait, quoique un peu voûté, plein d’aménité, de politesse et de je ne sais quelle grâce triste qui attache. Sa physionomie mélancolique était comme empreinte d’un pressentiment sinistre. Il ne souriait pas sans amertume. Si cette vision du passé, plus vive, plus instante que le présent lui-même, pour un homme qui ne vit plus que dans le passé, ne trompe pas ma mémoire, il y avait dans son cœur quelque mystère douloureux, dans son regard quelques traits de défiance et d’effroi. Sa joie à me revoir me tourmentait, comme si j’avais compris que c’était la dernière qu’il eût comprise. Je crois qu’il s’était rendu suspect aux hommes exaltés de notre pays commun, par son généreux penchant vers toutes les idées de modération, et que c’était ce qui l’avait décidé à venir chercher, dans une ville où il serait moins connu, une nouvelle réputation politique, ou, si l’on veut, un abri contre le danger de son innocence. Cette démarche l’avait perdu. Il ne s’était pas jeté, à Strasbourg, dans le parti extrême, dont il avait nécessairement les excès en horreur : il y était tombé ; et voilà ce que je sentis, sans le concevoir distinctement. Il faut avoir plus de onze ans pour deviner comment la faiblesse peut contracter une solidarité involontaire avec la fureur ; comment la timidité peut devenir auxiliaire de la démence, ou complice du crime. Cela m’a rappelé depuis ces saints de pierre de la cathédrale, mutilés par la populace, et qui lui fournissaient de nouvelles armes pour lapider ses victimes. Quelques saints de chair sont devenus aussi des instrumens de mort dans la main terrible de la ré-