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Page:Revue de Paris - 1897 - tome 4.djvu/457

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dessinaient dans l’atmosphère les colonnes de fumée, les cimes des arbres. Des rossignols chantaient, les cris des cailles s’éveillaient dans la campagne.

— Il est temps d’aller se coucher, dit Tania. Et puis, il ne fait pas chaud !…

Elle prit le bras de Kovrine et continua :

— Merci tout de même, André, merci d’être venu. Nos relations ne sont pas très intéressantes et très nombreuses. Nous n’avons que le jardin, le jardin et… c’est tout. « Hauteur, demi-hauteur, reinette, canada, hybridation, oculation… [1] » tout le jour on n’entend que cela, ajouta-t-elle en riant. Toute notre vie est là, toute absolument. Croirez-vous que j’en sois arrivée à ce point de ne plus voir en songe que des pommes et des poires ? Tout cela, certes, est bon et utile, mais parfois le désir vous prend d’avoir autre chose, pour changer un peu. Jadis, je m’en souviens, quand vous nous arriviez pour les vacances, ou que vous veniez tout simplement passer quelques jours avec nous, la maison devenait tout à coup plus joyeuse, plus fraîche, comme si l’on avait débarrassé meubles et lustres de leurs housses. J’étais encore bien petite alors, mais je comprenais déjà…

Elle parla longtemps avec la même chaleur. Kovrine l’écoutait, et l’idée soudaine lui vint que dans le courant de l’été il pourrait s’attacher à cette frêle et babillarde créature, qu’il pourrait même finir par en tomber amoureux : dans les conditions où ils se trouvaient l’un et l’autre, quoi de plus facile et de plus naturel ! Cette pensée lui sembla tout à la fois drôle et attendrissante ; il se pencha vers ce visage doux et grave et murmura :

Oniéguine, je ne veux plus vous le taire,
Tatiana est ma bien-aimée…

Lorsque tous deux rentrèrent enfin, Yégor Sémionovitch était déjà levé. Kovrine n’avait point sommeil : il se mit à causer avec le vieillard et le suivit dans le jardin. Pessotzky était grand et carré des épaules ; malgré sa corpulence et l’asthme dont il souffrait, il marchait si vite que l’on avait de

  1. Terme d’horticulture : greffe en écusson.