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L’ÎLE DE PÂQUES


Des mâchoires, des crânes, on en trouve du reste ici partout. On ne peut nulle part soulever un peu de terre sans remuer des débris humains, comme si ce pays était un ossuaire immense. C’est que, à une époque dont l’épouvante s’est transmise jusqu’aux vieillards de nos jours, les hommes de Rapa-Nui connurent l’horreur d’être trop nombreux, de s’affamer et de s’étouffer dans leur île, dont ils ne savaient plus sortir ; alors survinrent, entre les tribus, de grandes guerres d’extermination et de cannibalisme. C’était en des temps où l’existence de l’Océanie n’était même pas soupçonnée par les hommes blancs ; mais, au siècle dernier, lorsque passa Vancouver, il trouva encore, dans cette île qui n’avait déjà plus que deux mille habitants à peine, des traces de camps retranchés sur toutes les montagnes, des restes de fortifications en palissades au bord de tous les cratères.

Tant de blocs taillés, remués, transportés et érigés, attestent la présence ici, pendant des siècles, d’une race puissante, habile à travailler les pierres et possédant d’inexplicables moyens d’exécution. Aux origines, presque tous les peuples ont ainsi traversé une phase mégalithique[1], durant laquelle des forces que nous ignorons leur obéissaient.

Par ailleurs, l’île semble bien petite en proportion de cette zone considérable, occupée par les monuments et les idoles. Était-ce donc une île sacrée, où l’on venait de loin pour des cérémonies religieuses, à l’époque très ancienne de la splendeur des Polynésiens, quand les rois des archipels avaient encore des pirogues de guerre capables d’affronter les tempêtes du large et, de tous les points du Grand-Océan, s’assemblaient dans des cavernes, pour y tenir conseil, en une langue secrète ?… Ou bien ce pays est-il un lambeau de quelque continent submergé jadis comme celui des Atlantes ? Ces

  1. Chez les Maoris, il semblerait que l’âge des Grandes-Pierres se soit prolongé jusqu’aux temps modernes, car, la matière volcanique dont certaines de leurs statues sont composées paraît peu durable, et les idoles au bord de la mer ne sauraient avoir plus de trois ou quatre siècles. La science officielle admet, il est vrai, que ces statues sont en trachyte, matière dure et résistante ; cela est exact peut-être pour les grandes figures de Ranoraraku ; mais non pour les innombrables idoles dont les plages sont jonchées : je les ai vu scier aisément avec des scies à bois, et la matière en est friable et légère.