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LA REVUE DE PARIS

noms comme Ancilla Soranzo, Cipriana Morosini, Zanetta Balbi, Beatrice Falier, Eugenia Muschiera, pieuses maîtresses de lasciveté. Son rêve ondoyant s’accompagnait d’une ariette qu’au musée il avait entendue sourdre par gouttelettes sonores d’un petit appareil métallique mis en mouvement au moyen d’une clef, dissimulé sous un jardinet de verre où des amants parés de marguerites dansaient autour d’une fontaine en calcédoine. C’était une mélodie indistincte, un air de danse oublié, auquel manquaient plusieurs notes rendues muettes par l’usure et par la poussière, mais néanmoins si expressif qu’il ne pouvait plus le chasser de son oreille. Et, pour lui, maintenant, toutes les choses d’alentour avaient la fragilité et la mélancolie lointaine de ces figurines qui dansaient au son de cette musique, plus lente qu’une eau qui suinte. L’âme étiolée de Murano avait chuchoté dans ce vieux jouet.

À la question soudaine, l’ariette se tut, les imaginations se dissipèrent, l’enchantement de la vie d’autrefois s’évanouit. L’esprit vagabond de Stelio se replia et se contracta, non sans regret. Il sentit palpiter à son flanc une âme vivante qu’il devait blesser inévitablement. Il regarda son amie.

Elle cheminait le long du canal, entre le vert de l’eau maladive et l’iridescence des vases délicats, sans agitation, presque calme. À peine son menton amaigri tremblait-il un peu, entre le bord de la voilette et le collet de zibeline.

— Oui, quelquefois, — répondit-il après une minute d’hésitation, répugnant au mensonge et comprenant la nécessité de rehausser cet amour par-dessus les tromperies et les prétentions vulgaires, si bien qu’il demeurât pour lui une cause de force et non d’affaiblissement, un libre accord et non une chaîne pesante.

Elle marchait la première, et elle ne chancelait pas ; mais elle avait perdu le sentiment de tous ses membres, avec ce terrible battement de cœur qui se répercutait depuis sa nuque jusqu’à ses talons comme sur une seule corde. Elle ne voyait plus rien ; mais, à son côté, elle sentait la présence de l’eau fascinatrice.

— Sa voix est inoubliable, — reprit-il, après une pause, ayant recueilli son courage. — Elle est d’une puissance inouïe. Dès le premier soir, je pensai que la cantatrice pourrait être