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LA REVUE DE PARIS

tremblantes. La fable ressort-elle du sol pour tromper les humains encore une fois ? Les âmes sont tremblantes et vigilantes. Soudain, la puissance de malédiction et de ruine se précipite et les saisit pour les entraîner vers les fautes infâmes. Le combat désespéré commence. La Tragédie n’a plus son masque immobile : elle montre à nu son visage. Et le livre que lisait la vierge pure ne peut plus être ouvert sans un frisson ; car les âmes ont le sentiment que cette horreur lointaine s’est faite présente et vivante, et qu’elles y respirent et qu’elles y délirent comme dans une réalité inévitable. Le Passé est en acte. L’illusion du Temps est abolie. La Vie est une.

La grandeur même de sa conception l’effrayait. Quelquefois il cherchait autour de lui anxieusement, scrutait les horizons, interrogeait les choses muettes, comme s’il eût imploré un secours, comme s’il eût espéré un message. Il restait longtemps silencieux, renversé, les yeux clos, dans l’attente.

— Il faut, comprends-tu ? il faut que je soulève devant les yeux de la multitude cette masse énorme, d’un seul coup. Voilà en quoi consiste la difficulté de mon Prélude. Ce premier effort est le plus grand que l’œuvre exige de moi. Je dois en même temps tirer du néant le monde que je crée et mettre l’âme de la foule dans l’état musical le plus apte à recevoir l’insolite révélation. Ce prodige, c’est à l’orchestre de l’accomplir. « L’art, comme la magie, est une métaphysique pratique », dit Daniele Glàuro. Et il a raison.

Quelquefois, il arrivait chez son amie à l’improviste, haletant et agité comme s’il était poursuivi par une Érinnys. Elle ne l’interrogeait pas ; mais toute sa personne était pour le maître inquiet un apaisement.

— J’ai eu peur, — lui dit-il un jour avec un sourire, — peur de rester suffoqué… Tu me crois un peu fou, n’est-ce pas ? Te rappelles-tu ce soir de tempête où je revenais du Lido ? Comme tu fus douce, Fosca ! Peu auparavant, sur le pont du Rialto, j’avais trouvé un Motif ; j’avais traduit en notes la parole de l’Élément… Sais-tu ce que c’est qu’un Motif ? Une petite source d’où peut naître un troupeau de fleuves, une petite semence d’où peut naître une couronne de forêts, une petite étincelle d’où peut naître une chaîne d’in-