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LA REVUE DE PARIS

— Et Ornitio répondait-il à cet amour ?

— Oui, il commença de l’aimer, surtout à cause de ce fil d’écarlate que le maître portait continuellement autour de son cou nu.

— Et Perdilanza ?

— Abandonnée, elle languissait de douleur. Je te raconterai, un jour… J’irai un été sur la plage de Pellestrina pour t’écrire ce beau conte dans le sable d’or.

— Mais comment cela finit-il ?

— Le prodige s’accomplit. L’Archi-orgue s’élève à Temòdia avec ses sept mille tuyaux de verre, pareil à une de ces forêts congelées qu’Ornitio — enclin à magnifier ses voyages — disait avoir vues dans le pays des Hyperboréens. Vient le jour de la Sensa. Le Sérénissime, entre le Patriarche et l’Archevêque de Spalatro, s’avance hors du bassin de Saint-Marc sur le Bucentaure. Si grande est la pompe qu’Ornitio croit au retour triomphal du fils de Chronos. Autour de Temòdia les vannes s’ouvrent ; et, animé par le silence éternel de la lagune, l’instrument gigantesque, sous les doigts magiques du nouveau musicien, répand une onde si vaste d’harmonies qu’elle arrive jusqu’à la terre ferme et se propage dans l’Adriatique. Le Bucentaure s’arrête, parce que ses quarante rames se sont abaissées le long de ses flancs comme des ailes qui se relâchent, abandonnées sur les tolets par la chiourme frappée de stupeur. Mais, tout à coup, l’onde se brise, se réduit à quelques sons discordants, s’affaiblit, s’éteint. Tout à coup, Dardi sent l’orgue s’assourdir sous ses doigts, comme si l’âme de l’instrument défaillait, comme si, dans ses profondeurs, une force étrangère dévastait le prodigieux appareil. Qu’est-il advenu ? Le maître n’entend que la grande clameur de raillerie qui lui arrive à travers les tuyaux muets, le bruit des canons qui tonnent, le brouhaha de la populace. Une embarcation se détache du Bucentaure, amenant l’homme rouge avec le billot et la hache. Le coup, dont la place est marquée par le fil d’écarlate, est précis. La tête tombe ; elle est lancée dans l’eau, où elle flotte comme celle d’Orphée…

— Qu’est-il advenu ?

— Perdilanza s’est jetée dans les vannes ! L’eau l’a entraînée dans les profondeurs de l’orgue. Son corps avec toute sa