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LE FEU

essayerait de faire encore ces pas et ces gestes… La simulation de la vie demeurait dans les muscles de ma face qui, certains soirs, ne parvenaient pas à se calmer… C’était déjà le masque, la sensation du masque vivant, qui naissait… J’ouvrais des yeux démesurés… Un froid tenace demeurait dans les racines de mes cheveux… Je ne réussissais pas à recouvrer la pleine connaissance de moi-même et de ce qui arrivait autour de moi…

» L’odeur de la cuisine me donnait des haut-le-cœur ; les mets qui étaient dans mon assiette me paraissaient trop grossiers, pesants comme les pierres, impossibles à avaler. Cette répugnance me venait de je ne sais quoi d’indiciblement délicat et précieux que je sentais au fond de ma fatigue, d’une noblesse indistincte que je sentais au fond de mon humiliation… Je ne sais pas dire… C’était peut-être l’obscure présence de cette force qui devait plus tard se développer en moi, de cette élection, de cette diversité dont m’avait marquée la Nature… Parfois, le sentiment de cette diversité devenait si profond, qu’il me séparait presque de ma mère — Dieu me pardonne ! — qu’il m’éloignait presque d’elle… Une grande solitude se faisait au dedans de moi ; rien ne me touchait plus, de tout ce qui m’entourait. Je demeurais seule avec ma destinée… Ma mère, qui était à mon flanc, reculait pour moi dans un lointain infini. Ah ! elle devait bientôt mourir et déjà se préparait à me quitter ; et cela, c’en était peut-être le présage ! Elle me pressait de manger, avec des paroles qu’elle seule savait dire. Je lui répondais : « Attends ! attends ! » Je ne pouvais que boire ; j’avais l’avidité de l’eau froide. Certaines fois, quand j’étais plus lasse et plus tremblante, je souriais longuement. Et elle-même, la chère femme, avec son cœur profond, n’arrivait pas à comprendre de quoi naissait mon sourire…

» Heures sans égales, où il semble que soit rompue la prison du corps, pour l’âme qui s’en va errante aux limites extrêmes de la vie !… Que fut votre adolescence, à vous, Stelio ? Qui pourrait l’imaginer ? Tous nous avons éprouvé le poids du sommeil qui soudain s’appesantit sur la chair, après la fatigue ou après l’ivresse, lourd et rapide comme un coup de massue, et qui nous anéantit. Mais il arrive aussi que,