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LA REVUE DE PARIS

pendant la veille, le pouvoir du rêve s’empare de nous avec la même violence, nous saisit et nous maîtrise ; et notre volonté n’a pas assez de force pour lui résister, et, il semble que tout le tissu de notre existence se défasse et qu’avec les mêmes fils nos espérances en tissent un autre plus luisant et plus étrange… Ah ! il me revient à la mémoire quelques-unes des belles paroles que vous avez dites sur Venise, ce soir-là, lorsque vous l’avez représentée avec des mains merveilleuses, attentive à composer ses lumières et ses ombres dans une continuelle œuvre de beauté. Vous seul savez dire ce qui est indicible…

» Là, sur ce banc, devant cette table rustique, dans l’auberge du Vampa, à Dolo, où l’autre jour le sort me ramenait avec vous, j’eus les plus extraordinaires visions que le rêve ait jamais suscitées dans mon âme. Je vis ce qui est inoubliable : je vis se superposer aux formes réelles qui m’environnaient les figures qui naissaient de mon instinct et de ma pensée. Là, sous mes yeux fixes qu’avait brûlés la lumière fumeuse et rouge du pétrole, la rampe improvisée, là commença de s’animer le monde de mes expressions… Les premières lignes de mon art se sont développées dans cet état d’angoisse, de lassitude, de fièvre, de répugnance, où ma sensibilité devenait pour ainsi dire plastique, à la façon de cette matière incandescente que tout à l’heure les verriers tenaient à l’extrémité de leurs cannes. Il y avait en elle une aspiration naturelle à être modelée, à recevoir un souffle, à remplir le creux d’une empreinte… Certains soirs, sur cette muraille que recouvraient les ustensiles de cuivre, je me voyais, comme dans un miroir, en des attitudes de douleur et de fureur, le visage méconnaissable ; et, pour échapper à l’hallucination, pour interrompre la fixité de mon regard, je battais rapidement des paupières. Ma mère me répétait : « Mange, ma fille, mange au moins ceci ! » Mais qu’étaient le pain, le vin, la viande, les fruits, toutes ces choses pesantes, achetées avec l’argent durement gagné, en comparaison de ce que j’avais au dedans de moi ? Je lui répétais : « Attends ! » Et, quand nous nous levions pour partir, j’emportais avec moi un grand morceau de pain. Il me plaisait de le manger le matin suivant, dans la campagne, au pied d’un arbre ou au bord de