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que nous avons eus cette année avant la neige. Ma pauvre cervelle épuisée s’efforçait de déterminer la situation et d’établir un plan de campagne.

» Je fus surpris de reconnaître, maintenant que la récompense était à ma portée, combien sa possession me semblait vaine. En fait, j’étais à bout de forces ; quatre années de labeur acharné me laissaient incapable de toute énergie comme de tout sentiment. J’étais apathique et je m’évertuais inutilement à recouvrer l’enthousiasme de mes premières recherches, la fureur de découverte qui m’avait donné le courage de consommer la perte de mon vieux père. Rien ne me semblait plus avoir d’importance. Je sentais, d’ailleurs, très bien, que c’était là une disposition passagère, due au surmenage et au manque de sommeil, et que, soit par des drogues, soit par du repos, il me serait possible de retrouver ma vigueur.

» Je ne pouvais penser nettement qu’à une chose, c’est qu’il fallait mener mon affaire à bonne fin : l’idée fixe me dominait encore. Et cela, sans tarder, car je n’avais presque plus d’argent. Je regardais autour de moi, sur le penchant de la colline, des enfants qui jouaient, des jeunes filles qui les surveillaient, et je m’efforçais de songer à tous les avantages fantastiques qu’un homme invisible pourrait avoir dans le monde.

» Au bout d’un certain temps, je me traînai jusque chez moi, je pris un peu de nourriture, une forte dose de strychnine, et je me jetai tout habillé pour dormir sur mon lit pas fait… La strychnine, Kemp, est un merveilleux tonique ; ça vous remonte un homme.

— Mais c’est un remède diabolique, c’est du feu en bouteille !

— Je me trouvai, au réveil, tout à fait ragaillardi et même nerveux… Vous comprenez ?

— Oui, je connais la drogue.

— Or, quelqu’un frappait à ma porte. C’était mon propriétaire, avec des menaces, avec tout un interrogatoire : un vieux juif polonais, vêtu d’une longue houppelande grise, chaussé de pantoufles graisseuses. J’avais torturé un chat pendant la nuit, il en était sûr : la langue de la vieille avait marché. Il insistait pour tout savoir. Les lois du pays contre la vivisection étaient très sévères ; il pouvait être mis en cause.