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à sa discrétion. Mais, d’autre part, je devinais la terreur, la brutale cruauté qu’éveilleraient mes avances. Je ne formai aucun projet tant que je fus dans la rue. Mon seul objectif était de me mettre à l’abri de la neige, d’être enfin à couvert, au chaud : alors, seulement, je pourrais arrêter un plan. Mais, même pour moi, homme invisible, les files de maisons, à travers Londres, restaient fermées, barricadées, verrouillées, imprenables.

» Je ne voyais qu’une chose devant moi, clairement : le froid, les intempéries, toutes sortes de misères sous la neige et dans la nuit.

» Il me vint une fameuse idée. Je pris l’une des rues qui mènent de Gower Street à Tottenham Court Road et je me trouvai bientôt devant l’Omnium, ce grand établissement où l’on vend de tout, vous savez bien — de la viande, de l’épicerie, du linge, des meubles, des vêtements, et même de la peinture à l’huile, — un labyrinthe énorme de magasins, plutôt qu’un magasin. J’avais pensé que je trouverais les portes ouvertes : elles étaient fermées. Comme j’étais debout dans la large entrée, une voiture s’arrêta devant ; un homme en uniforme — vous connaissez bien cette espèce de personnage, avec Omnium en lettres d’or sur la casquette — ouvrit la porte. Je réussis à m’introduire et, en parcourant la maison — j’étais au rayon des rubans, des gants, des bas, etc., — j’arrivai dans une partie plus spacieuse consacrée aux paniers pour pique-niques et aux meubles d’osier.

» Je ne me sentais pas là en sûreté, pourtant : trop de monde allait et venait, sans cesse. Je rôdai de-ci, de-là, si bien que je découvris à un étage supérieur un vaste rayon où s’alignaient des quantités de bois de lit ; j’escaladai les bois et trouvai un refuge enfin dans un énorme entassement de matelas repliés. L’endroit, déjà éclairé, était agréable et chaud : je décidai de demeurer dans cette cachette, avec un œil ouvert prudemment sur les groupes de commis et de clients qui circulaient dans le magasin, jusqu’à l’heure de la fermeture. Je pourrais alors, pensais-je, piller la maison pour me nourrir, m’habiller, me déguiser, rôder partout, me rendre compte des ressources, peut-être dormir sur quelque lit. Le plan paraissait très raisonnable. Mon idée était de me