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LA REVUE DE PARIS

Gor, escorté des hommes de son clan, avait gagné sa maison nomade, toute noire sous les étoiles. Ses chiens accoururent à sa rencontre en jappant : il ne parut point les voir, lui qui, d’ordinaire, encourageait volontiers leurs transports et souffrait sans déplaisir la rude caresse de leur langue sur son visage… L’intérieur de la voiture était éclairé. Là, dans le rond de lumière dessiné par une menue lampe de bronze en forme d’oiseau, l’attendait pour le repas du soir et les étreintes de la nuit, Iona, sa femme, qu’il avait eue vierge à l’automne précédent, la plus belle et la plus désirable des filles des Osismes. Elle vint à lui, rieuse, offrant sa bouche fraîche et fondante comme le fruit du mûrier.

— Tu dois avoir faim, dit-elle. L’heure est tardive. Puis, ne trouves-tu pas qu’il y a dans l’air de ces climats étranges une vertu qui excite à manger ?…

Il ne toucha aux mets que du bout des dents. Alors, elle lui apporta la coupe de cervoise blonde que sa mère, la veille de ses noces, lui avait appris à préparer avec art, en y mêlant le suc de la jusquiame, qui est une herbe d’amour. C’était le breuvage préféré de Gor. Il agissait sur lui à la façon d’une liqueur magique. Mais, cette fois, le sortilège ne produisit point son effet accoutumé. Car, lorsqu’ils furent allongés côte à côte, dans la tiédeur des pelleteries nuptiales, et qu’elle se coula contre lui pour l’enlacer, ce fut à peine s’il l’enveloppa d’un geste contraint. Ses songes, visiblement, étaient ailleurs : une âme étrangère et redoutable habitait ses yeux élargis.

Convaincue que l’influence de quelque divinité ennemie était sur son époux, la femme barbare se prit à réciter tout bas les incantations qui passent pour conjurer les maléfices.

Dehors, la paix de la nuit se faisait profonde ; et, sous les bâches de cuir des chariots, le silence commençait à régner avec le sommeil. Bientôt, il ne fut plus troublé qu’à intervalles réguliers par le cri guttural des hommes de garde, annonçant l’heure d’après la marche des astres à l’horizon. Gor, immobile, avait clos ses paupières et feignait de dormir. Mais,