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AR MÔR

comme la corde bandée d’un arc, ses nerfs restaient tendus dans l’ombre. Toute sa personne veillait.

Brusquement, il se souleva sur le coude.

— Écoute ! — commanda-t-il d’un accent impérieux et angoissé tout ensemble.

Sa compagne, interrompant sa prière, prêta l’oreille.

Dans la sonorité cristalline de la nuit, du fond des étendues imprécises, un grand murmure sourd montait. Peu à peu, cela se fit moins distant. On eût dit maintenant les pulsations rythmiques d’un cœur immense qui tantôt s’enflait d’une allégresse plus qu’humaine, tantôt se serrait en un spasme douloureusement passionné. Et ces alternatives de langueur triste ou d’exaltation triomphante étaient, dans leur uniformité même, d’une puissance et d’une douceur, d’une plénitude et d’une solennité sans égales.

— Qu’est-ce ? — interrogea la jeune femme, peureuse et fascinée.

Elle venait d’éprouver, au-dedans de son être, une impression de froid, comme d’un coup funeste porté à son bonheur. Son mari ne répondant pas à sa question, elle l’appela d’une voix mouillée :

— Gor, parle-moi !… Le son d’une parole amie dissipe les rêves mauvais…

Elle s’était jetée toute vers lui, pour se réfugier dans son sein. Mais il avait cessé de lui appartenir ; sa chair et sa pensée étaient à jamais détachées d’elle : l’âme étrangère, l’âme rivale le possédait tout entier. Il avait écarté de lui les fourrures de la couche, s’était dressé nu et frémissant. Sa poitrine velue battait avec force, à l’unisson de l’élément mystérieux qui palpitait au dehors comme le vaste cœur du monde. Il se sentait attiré par un aimant surnaturel. L’odeur merveilleuse l’enivrait : il voyait s’ouvrir des routes de chimère vers des aventures enchantées ; ses bras s’éployaient comme des ailes en plein vol.

Iona, pour le retenir, tenta de lui nouer autour des genoux ses faibles mains de femme, mais il lui échappa, courut à l’autre extrémité du chariot, qui donnait sur les derrières du camp, et sauta dans la nuit.

Elle s’élança sur ses traces, l’invoquant, le suppliant par